Il y a un an, le 9
septembre 2013, le bien en ébullition «think-tank» ultralibéral, l’Institut
Fraser, nous sortait cette intéressante étude sur l’école publique canadienne[1],
concluant que les enseignants devraient dorénavant être rémunérés en fonction
de la qualité des notes de leurs élèves. Premier sur la nouvelle, Le Devoir
relayera l’info exactement un an plus tard[2].
Notre «organisme à but
pédagogique» considère donc l’art pédagogique comme une activité qui doit avant
toute chose prouver son «efficacité», dont on saura juger la qualité selon le
rendement des étudiants. On retiendra le mot efficacité, qui nous ramène à une
gestion purement marchande de l’éducation, thème de l’heure, s’il en est …
Dit de cette façon,
notre énoncé semble réducteur. Détrompez-vous, on entre presque dans une sphère
métaphysique : car le marché, c’est un peu le Dieu de l’Institut Fraser.
En effet, on ne le voit pas, il n’est pas tangible, mais on le sent, et
surtout : il a toujours raison, car le marché est logique. Quand Robert
Nozick, philosophe libertarien américain, dit que Wilt Chamberlain mérite bien
ses millions car le peuple américain est prêt à débourser une fortune pour le voir jouer dans une arène de basketball, c’est au nom du marché qu’il légitimera
l’action[3]. Voilà
là un libéral démocrate : si le peuple l’aime, il doit bien avoir raison,
après tout. Dans la même logique, les étudiants, par leur efficacité devant la
feuille d’examen, enclencheront le levier de l’appréciation. Comme consommateur
de service, il pourra dire ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, et l’entreprise
scolaire saura s’adapter à sa clientèle. Car au fond, l’école, le savoir,
doivent s’adapter au marché du travail, au Capital, les vrais régulateurs du
monde moderne.
Le vocabulaire de l’Institut
Fraser est intéressant : concurrence, efficacité, rendement, productivité,
compétitivité. Le modèle sur lequel tout doit être calqué, c’est l’entreprise,
véritable institution-maitresse de l’époque, on est dans «l’entreprisation du
monde» du professeur à HEC Paris Andreu Solé. Mais également, et surtout, dans
l’utilitarisme et la religion du marché, de préférence néolibéral. L’homme y
est anthropologiquement eoconomicus,
et l’école est un service comme un autre pour faciliter l’intégration à l’économie
de marché et à la société de consommation, bref au meilleur du capitalisme. On
nous y parle d’une école canadienne qui doit rester compétitive, si elle
souhaite pouvoir faire face à la concurrence étrangère, en matière d’éducation.
Partons à la conquête des premiers rangs des classements des «meilleures»
universités, car les chiffres ne mentent jamais, c’est du vrai concret, ça. Et qui doivent devenir les agents de
cette remontée en puissance du monde académique canadien ? Bien évidemment les enseignants.
Les plus productifs, ceux qui sauront former le plus de futurs soldats du marché ( qui eux seront reconnaissables par leur capacité
à vomir des cours sur page blanche marquée du sceau «A+»), seront récompensés en
argent et en emploi conservé. Ça s’appelle la justice. La méritocratie, ça ne
ment jamais. Et puis, la concurrence, ça permettra à certains de se réveiller,
et de donner le meilleur d’eux-mêmes pour garder leur emploi et pousser la
société vers le haut, vers «l’éducation». Ça ne peut qu’être bon pour la
croissance ! Et évaluons-les constamment, car s’ils ne produisent pas : bye bye ! La société ne s’en portera que
mieux.
Cette évaluation
permanente, c’est, comme nous dit l’influent sociologue français Pierre
Bourdieu, l’un des paramètres essentiels du néolibéralisme, qui cherche
constamment à individualiser la relation salariale[4],
ce qui a comme conséquence de nier toute réalité sociale qui transcenderait la condition
individuelle. Cette évaluation constante pousse d’ailleurs à la précarisation
de l’employé, qui voit son poste souvent remis en question et se voit montrer
le spectre du chômage en cas de non-performance. Dardot et Laval poursuivraient
en signalant que cette précarisation néolibérale permet de discipliner la main
d’œuvre et de l’adapter aux injonctions du marché. C’est la loi du plus fort, et
les autres seront sacrifiés sur l’autel de la productivité.
À cette lueur, on
voit bien à quel point la doctrine néolibérale gangrène toutes les sphères de
la société, l’égoïsme étant dans la conscience collective bel et bien la source
de la «richesse des Nations». L’école qui a pu un temps avoir la prétention de
vouloir former un citoyen éclairé qui saura, par son sens critique, participer
aux grands débats de la Cité, semble chose du passé (car pas nécessairement
rentable), pour laisser place à la formation du travailleur qui s’intégrera à
la société par sa capacité à s’adapter aux besoins du Capital. C’est ce qui,
pour l’Institut Fraser, doit diriger la société, car s’il considère souvent l’État
comme entrave à la liberté, il semble bien prêt à se laisser dominer par l’autorité
du capitalisme.
Olivier Bélanger-Duchesneau
Sources :
Dardot, Pierre et Christian Laval. 2009. La nouvelle
raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris.
Bourdieu, Pierre. Mars
1998. « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, Paris .(en ligne).
Clifton, Rodney, Septembre 2013. «La rémunération
des enseignants devrait être liée à la réussite des élèves et non pas fondée
sur l'ancienneté», Fraser Institute, (en ligne).
[1] http://www.fraserinstitute.org/uploadedFiles/fraser-ca/Content/research-news/research/publications/obtaining-better-teachers-for-canadian-public-schools.pdf
[2] http://www.ledevoir.com/societe/education/417962/des-professeurs-remuneres-selon-les-notes-des-etudiants
[3] The Wilt Chamberlain Argument
: http://seattlecentral.edu/faculty/jhubert/wiltchamberlainargument.html
[4] http://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609
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