mardi 9 décembre 2014

Tu seras et apprendras à ton semblable à être productif




Il y a un an, le 9 septembre 2013, le bien en ébullition «think-tank» ultralibéral, l’Institut Fraser, nous sortait cette intéressante étude sur l’école publique canadienne[1], concluant que les enseignants devraient dorénavant être rémunérés en fonction de la qualité des notes de leurs élèves. Premier sur la nouvelle, Le Devoir relayera l’info exactement un an plus tard[2].
Notre «organisme à but pédagogique» considère donc l’art pédagogique comme une activité qui doit avant toute chose prouver son «efficacité», dont on saura juger la qualité selon le rendement des étudiants. On retiendra le mot efficacité, qui nous ramène à une gestion purement marchande de l’éducation, thème de l’heure, s’il en est …
Dit de cette façon, notre énoncé semble réducteur. Détrompez-vous, on entre presque dans une sphère métaphysique : car le marché, c’est un peu le Dieu de l’Institut Fraser. En effet, on ne le voit pas, il n’est pas tangible, mais on le sent, et surtout : il a toujours raison, car le marché est logique. Quand Robert Nozick, philosophe libertarien américain, dit que Wilt Chamberlain mérite bien ses millions car le peuple américain est prêt à débourser une fortune pour le voir jouer dans une arène de basketball, c’est au nom du marché qu’il légitimera l’action[3]. Voilà là un libéral démocrate : si le peuple l’aime, il doit bien avoir raison, après tout. Dans la même logique, les étudiants, par leur efficacité devant la feuille d’examen, enclencheront le levier de l’appréciation. Comme consommateur de service, il pourra dire ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, et l’entreprise scolaire saura s’adapter à sa clientèle. Car au fond, l’école, le savoir, doivent s’adapter au marché du travail, au Capital, les vrais régulateurs du monde moderne.
Le vocabulaire de l’Institut Fraser est intéressant : concurrence, efficacité, rendement, productivité, compétitivité. Le modèle sur lequel tout doit être calqué, c’est l’entreprise, véritable institution-maitresse de l’époque, on est dans «l’entreprisation du monde» du professeur à HEC Paris Andreu Solé. Mais également, et surtout, dans l’utilitarisme et la religion du marché, de préférence néolibéral. L’homme y est anthropologiquement eoconomicus, et l’école est un service comme un autre pour faciliter l’intégration à l’économie de marché et à la société de consommation, bref au meilleur du capitalisme. On nous y parle d’une école canadienne qui doit rester compétitive, si elle souhaite pouvoir faire face à la concurrence étrangère, en matière d’éducation. Partons à la conquête des premiers rangs des classements des «meilleures» universités, car les chiffres ne mentent jamais, c’est du vrai concret, ça. Et qui doivent devenir les agents de cette remontée en puissance du monde académique canadien ? Bien évidemment les enseignants. Les plus productifs, ceux qui sauront former le plus de futurs soldats du marché ( qui eux seront reconnaissables par leur capacité à vomir des cours sur page blanche marquée du sceau «A+»), seront récompensés en argent et en emploi conservé. Ça s’appelle la justice. La méritocratie, ça ne ment jamais. Et puis, la concurrence, ça permettra à certains de se réveiller, et de donner le meilleur d’eux-mêmes pour garder leur emploi et pousser la société vers le haut, vers «l’éducation». Ça ne peut qu’être bon pour la croissance ! Et évaluons-les constamment, car s’ils ne produisent pas : bye bye ! La société ne s’en portera que mieux.
Cette évaluation permanente, c’est, comme nous dit l’influent sociologue français Pierre Bourdieu, l’un des paramètres essentiels du néolibéralisme, qui cherche constamment à individualiser la relation salariale[4], ce qui a comme conséquence de nier toute réalité sociale qui transcenderait la condition individuelle. Cette évaluation constante pousse d’ailleurs à la précarisation de l’employé, qui voit son poste souvent remis en question et se voit montrer le spectre du chômage en cas de non-performance. Dardot et Laval poursuivraient en signalant que cette précarisation néolibérale permet de discipliner la main d’œuvre et de l’adapter aux injonctions du marché. C’est la loi du plus fort, et les autres seront sacrifiés sur l’autel de la productivité.
À cette lueur, on voit bien à quel point la doctrine néolibérale gangrène toutes les sphères de la société, l’égoïsme étant dans la conscience collective bel et bien la source de la «richesse des Nations». L’école qui a pu un temps avoir la prétention de vouloir former un citoyen éclairé qui saura, par son sens critique, participer aux grands débats de la Cité, semble chose du passé (car pas nécessairement rentable), pour laisser place à la formation du travailleur qui s’intégrera à la société par sa capacité à s’adapter aux besoins du Capital. C’est ce qui, pour l’Institut Fraser, doit diriger la société, car s’il considère souvent l’État comme entrave à la liberté, il semble bien prêt à se laisser dominer par l’autorité du capitalisme.
 
Olivier Bélanger-Duchesneau
 
 
Sources :
Dardot, Pierre et Christian Laval. 2009. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris.
Bourdieu, Pierre. Mars 1998. « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, Paris .(en ligne).
Clifton, Rodney, Septembre 2013. «La rémunération des enseignants devrait être liée à la réussite des élèves et non pas fondée sur l'ancienneté», Fraser Institute, (en ligne).
 



[1] http://www.fraserinstitute.org/uploadedFiles/fraser-ca/Content/research-news/research/publications/obtaining-better-teachers-for-canadian-public-schools.pdf
[2] http://www.ledevoir.com/societe/education/417962/des-professeurs-remuneres-selon-les-notes-des-etudiants
[3] The Wilt Chamberlain Argument : http://seattlecentral.edu/faculty/jhubert/wiltchamberlainargument.html
[4] http://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609

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