Dans son plus récent communiqué,
le Conference Board of Canada soutient
que l’absentéisme des travailleurs canadiens a causé des pertes directes à l’économie
canadienne de plus 16,6 milliards de dollars ce qui représente près de 2,4
% de la masse salariale annuelle brute. La
perte est, selon eux, moins importante lorsque les travailleurs rattrapent gratuitement
le temps de travail manqué. En effet, c’est qu’il s’agit des coûts occasionnés
par les congés payés. Cela ne comprend pas les coûts indirects (remplacement,
temps de travail administratif pour le remplacement, baisse de productivité et
surcharge de travail pour les autres travailleurs). Le Conférence Board conclut
qu’il est déplorable que moins de la moitié des entreprises canadiennes fassent
le suivi des « absences et de leurs motifs ». L’organisation affirme
qu’il faudra que la situation change afin de réduire la croissance de l’absentéisme
qu’ils attribuent principalement au vieillissement de la population. Ils ont donc comme objectifs, dans une série
de trois rapports, de prescrire la bonne
pratique à adopter afin de réduire l’absentéisme et mieux gérer l’invalidité
dans les entreprises. Soulignons que ces conclusions sont tirées d’une étude
dont le taux de réponse était de 27 % seulement. De plus, elle ne comprend pas
les travailleurs autonomes, les travailleurs à temps partiel et les
travailleurs familiaux non rémunérés, considérant que ceux-ci ne posent pas de
problème de gestion puisque leur horaire personnel est déjà flexible. Leur vie
personnelle n’est pas reconnue comme posant problème à l’entreprise. Cela n’est
toutefois pas notre propos. J'expliciterai plutôt dans quelle mesure le diagnostic
et le pronostique du Conference Board est inscrit dans une logique de disciplinarisation
de la main-d’œuvre au profit du délitement du rapport salarial sur la base de
la compétitivité et de la performance d’entreprise.
Rappelons que le Conference Board
est un organisme indépendant et non partisan, un think tank de droite, qui a pour mission d’effectuer des études de
prévision économique et de rendement organisationnel pour des organismes publics
et des entreprises privées. Son objectif est donc de maximiser les profits en
améliorant les logiques organisationnelles des entreprises. Au sein de cet organisme,
ils sont préoccupés par « la perte de productivité et de revenu » des
entreprises. Accéder à leur rapport sur l’absentéisme
pour le travailleur ou la travailleuse moyen n’est pratiquement pas possible
considérant son coût exorbitant de 299, 00$. En ce sens, on peut affirmer que
les recommandations faites ne s’adressent pas à ceux-ci, mais bien aux
gestionnaires. La politique proposée par le think
tank, si on se fie à ses principales comparaisons, s’oriente dans le sens
du workfare à l’américaine. D’ailleurs,
dans son rapport, on y souligne que les Américains prennent en moyenne moins de
congés occasionnels non prévus que les Canadiens (5 contre 9). Rappelons que
nos voisins du sud sont aussi les travailleurs avec le moins de congés payés
des pays de l’OCDE. Ils soulignent aussi
le rendement en matière d’absentéisme au Royaume-Uni qui est de près de 7 jours
de congé occasionnel payés.
Selon le think tank, les travailleurs et travailleuses à temps plein,
surtout syndiqués, et ce dans la plupart des provinces hormis l’Alberta et l’Ontario,
prennent trop de congés de maladie ou de responsabilités familiales (11 jours
en moyenne contre 8). Les chiffres comprennent les congés de paternité sauf
pour le Québec. On constate donc que les auteurs du rapport favorisent un
comportement des travailleurs en matière de congés occasionnel qui serait de
moins de 10 jours par années, ce qui favoriserait le rendement en réduisant l’impact
sur la masse salariale au détriment de la qualité de vie. Il me semble que l’étude produite par le Conference
Board souhaite répondre au postulat de la théorie économique qui veut que la variabilité de la production réduise
le rendement.
Conciliation
travail-famille, transformation des habitus et rendement de l’entreprise
L’enjeu, affirment-ils, est donc
de créer des politiques organisationnelles flexibles permettant aux
travailleurs et travailleuses de réduire leur taux d’absence, mais surtout le
coût en masse salariale, tout en leur permettant d’assumer leurs responsabilités
« hors entreprise ». On argumente d’ailleurs qu’avec le
vieillissement de la population il est nécessaire de trouver des « aménagements
flexibles » pour alléger les travailleurs du poids de leurs responsabilités
familiales ou pour accommoder leur situation de santé, tout en assurant la
performance de l’entreprise. Cependant, il est important de noter qu’assurer le
rendement signifie réduire les « importantes pertes » improductives en
salaires et autres dépenses dues à l’absentéisme lié à maladie ou à des raisons
personnelles tant pour le Canada que
pour ses entreprises. « Trouver des aménagements flexibles » signifie
donc trouver les moyens de libérer les travailleurs de leurs temps de travail
au moment opportun, tout en réduisant les dépenses de l’entreprise. Ceci
signifie d’un point de vue salarial de couper dans les congés de maladie payés ou
obtenir des heures bénévoles de la part des travailleurs et travailleuses.
Ainsi, le Conference Board propose l’implantation,
au sein des organisations, de « politiques de contrôle et de suivis des
absences et de leurs motifs ». Cela implique de contourner, en dépit de ne
pas pouvoir les éliminer, les politiques qui protègent le droit à la vie privée,
dans le but d’obtenir plus d’informations sur les raisons des absences. Pour se
faire, on suggère tout un processus de surveillance et de disciplinarisation. L'organisme
fait aussi la promotion de la culture d’entreprise, suivant l’idée que les
relations employeurs-employés positives et les petits milieux de travail
réduisent l’absentéisme et améliore la production.
De plus, afin de limiter les
influences sociales négatives et les mauvaises habitudes de vie, on y suggère d’aménager
des conditions d’ « épanouissement » au sein de l’organisation.
Cela aurait pour effet de réduire la dépendance envers l'extérieur de l'entreprise. Notamment, en vue de prévenir la maladie, l'organisme propose de développer des programmes d’«hygiène
de vie», de « programme de santé et de mieux-être » afin d’induire
des pratiques corporelle adéquate au bon fonctionnement de l’entreprise. C’est-à-dire
réduire le stress ou les accidents de travail par la formation et les activités
d’équipe. Dans ces deux prochains rapports, le think tank, proposera ses solutions pour gérer l’invalidité et l’absentéisme
au travail. On pourrait voir ici un
plaidoyer pour la désyndicalisation de la fonction publique lorsqu’on remarque
que les principaux secteurs visés s’y retrouvent. L’idée est d’y introduire la
culture d’entreprise.
C’est donc au nom de la productivité
et de la croissance économique qu’on souhaite réduire le temps de congés payés
en contrôlant « à la source » les causes d’absence, plutôt qu’en
aménageant le travail de sorte qu’il prenne en compte les besoins en temps de
repos et de loisir. On argumentera sans doute que déjà la population canadienne
est suffisamment fainéante comparativement à la main-d’œuvre étrangère en sol canadien ou à l'extérieur. Faut-il alors aspirer collectivement à l'exploitation par le travail ou plutôt à l'émancipation vis-à-vis du temps de travail ?
Surmenage et congés
occasionnels des travailleurs permanents et temporaires
Alors que le rapport est tout en
nuance sur les raisons qui peuvent causer les absences selon les milieux de travail et leurs exigences
propres, le communiqué ne fait que ressortir le haut taux d’absentéisme dans
les secteurs publics et syndiqués; le manque de surveillance et d’évaluation
des coûts dans les secteurs privés et les enjeux liés au vieillissement. Il n’y
est pas mention des enjeux de surmenage causé par les responsabilités et la
pression au travail non plus des enjeux de conciliation travail-famille. Plutôt,
on préfère mettre l’accent sur l’absentéisme au travail des personnes plus
âgées et de parler de vieillissement de la population afin de chercher des
moyens de contrôler ce phénomène avant qu’il ne s’amplifie. Le rapport n’aborde
pas le fait que l’âge de la retraite ait été repoussé par le gouvernement ni le
processus de désyndicalisation entamé dans la fonction publique canadienne
depuis 2012, puisque les données sont de 2011.
Il semble que l’emphase soit
mise sur l’absentéisme dû au vieillissement, sur l’importance de l’absentéisme des syndiqués
ou des employé-es de la fonction publique, ainsi que sur les pertes en capitaux
occasionnés pour les entreprises et le PIB canadien. Notons qu’à aucun moment
on ne considère que les salaires versés ont tout de même été réinjectés en
consommation sur le marché canadien par les travailleurs. Dans tous les cas,
les dimensions retenues par le communiqué éclipsent le surmenage existant dans
certains secteurs de travail comme dans les soins de santé. On renvoie plutôt symboliquement ce phénomène à une « mentalité
de droit acquis » en dénonçant la surreprésentation de la fonction
publique syndiquée. La mentalité de « droit acquis » est soulignée
dans le rapport et est considérée pathologique. Cela dit je crois beaucoup plus
problématique de ne pas prioriser les enjeux de surmenage que peuvent engendrer
les exigences d’un milieu comme celui des soins de santé, comme dans tout autre
secteur pouvant causer du stress ou l’éreintement physique. Faut-il rappeler
les nombreuses études et les nombreux cas qui illustrent les effets du travail
excessif ? Cela touche plusieurs types d’activité, dans les soins de santé. Ce
sont les emplois les plus difficiles psychologiquement et physiquement qui
présentent le plus haut taux de congé. Le rapport précise que ce sont les
infirmières et les aides aux bénéficiaires qui prennent davantage de congés
dans la fonction publique. Il est aussi signalé que plusieurs mentionnent avoir
subi des agressions physiques à caractère sexuel ou des agressions verbales à
plusieurs reprises. Dans un autre registre d’emploi, je pense aussi au jeune stagiaire à la City Bank qui est mort au bout de trois jours de travail
consécutifs afin de satisfaire les clients. La
vie vaut plus que le rendement d’une entreprise et la satisfaction « just-on-time »
de tous les clients, sortir de l’attitude collective « client ».
Cesser de réduire les effectifs peut être une autre solution intéressante à
envisager s’il n’est pas possible de réduire le caractère immédiat des besoins « clients ».
En outre, il est remarquable que
le Conference Board souligne dans son rapport la différence du taux d’absentéisme
entre l’Alberta et l’Ontario et le reste des provinces afin de les citer comme
un exemple, sauf la Colombie-Britannique et le Manitoba dont il n’est pas
question dans le rapport. Ces deux provinces ont, selon les auteurs, un taux de
syndicalisation plus bas que les autres. J’ajouterais qu’ils présentent aussi, avec
la Colombie-Britannique, les taux d’emploi de travailleurs étrangers
temporaires peu spécialisés les plus élevés d’entre les provinces. Ceux-ci ont
des conditions de travail très strictes et ils n’ont pas le droit d’être malades,
du moins de prendre congé en cas de maladie. Si tel est le cas, ils risquent le
renvoi arbitraire dans leur pays avant la fin de leurs contrats, et parfois
même avant de pouvoir obtenir les soins qui leur seraient dus. Ceux-ci ne sont sans doute pas épargnés par le
surmenage. Il ne refuserait pas un salaire décent, des heures de travail
raisonnables et un équilibre raisonnable entre les jours de congé et les jours
ouvrables. Cela dit, il n’y aucun moyen de savoir quelles sont les entreprises
qui ont accepté de répondre et si elles emploient des travailleurs étrangers
temporaires. Je crois toutefois qu’il
serait préférable de défendre les droits de ceux-ci aux congés et aux soins de
santé, ainsi qu’a une meilleure condition salariale plutôt que d’instrumentaliser
leur exploitation pour l’ériger en modèle à suivre.
Finalement, il nous semble
emblématique du néolibéralisme que de chercher à accroitre les gains en
capitaux par la flexibilisation de la main-d’œuvre en affirmant que cela vise une
amélioration de ses conditions d’existence. Les diverses suggestions de
réformes des politiques organisationnelles et des mentalités du travail
rappellent la disciplinarisation par l’incorporation propre au biopouvoir. S’intéresser
au vieillissement de la population est aujourd’hui une donnée incontournable,
tout comme aménager des espaces et des solutions pour éviter au maximum la
pauvreté chez les plus âgés de la société. Cependant, vouloir « contrôler leurs
habitudes » par des formations et des dispositifs au sein de l’entreprise
afin de réduire l’absentéisme dû à la vieillesse, plutôt que de considérer leurs
besoins spécifiques apparait quelque peu inhumain comme gestion. De plus,
malgré un discours affirmant vouloir protéger les plus âgés de la précarité,
lorsque ceux-ci ont une invalidité prolongée, il est pratique courante de les
encourager à prendre leur retraite et ainsi décharger le système de prestation
salariale d’un coût improductif pour l’entreprise. Je crois qu’il serait
préférable de considérer le bénéfice, tant pour l’employé que pour l’employeur,
du temps de repos, du temps pour soi, ainsi que la possibilité d’orienter son action
vers le futur. Et de prendre en considération la signification des congés
supplémentaires pour le bien-être des travailleurs des secteurs les plus
exigeants. Une telle perspective nécessite une révision profonde du système de redistribution et de propriété existant dans le cadre du capitalisme financier.
Sarah Girard