jeudi 4 décembre 2014

La Résistance Paresseuse


 










Actuellement, les États-Unis font partie des pays les plus travaillants du monde, avec un total de 300 heures de travail de plus par année en moyenne que leurs camarades européens. Pourtant, Nathan Schneider nous rappelle dans son aWho stole the four hour workday? qu'il fut un temps ou les mouvements syndicaux américains (mais aussi internationaux) militaient pour quelque chose qui semblerait aujourd'hui absurde, une journée de travail de quatre heures. Dans son article, le journaliste retrace l'histoire de ce mouvement anti-travailliste, qui prend ses racine à la fondation même des États-Unis, et qui est tombé dans l'oubli après la Seconde Guerre Mondiale.
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Il commence par rappeler que l'idée qu'avec le progrès technologique, la durée du travail réduirait graduellement n'est pas neuve : Benjamin Franklin prédisait plus de temps libre pour l'avenir, grâce aux nouvelles machines et en 1930, John Maynard Keynes, père du modèle de l'interventionnisme étatique, écrit « Economic possibilities for our Grandchildren », ou il prédit qu'en l’an 2030, la technologie sera si développée que chacun n'aura qu'à travailler environ quinze heures par semaine pour produire tout ce dont la société a besoin. Pourtant, l'auteur pose ce constat paradoxal à savoir que en effet, depuis les années cinquante, la productivité a plus que doublé au pays, alors qu'on travaille toujours autant, et on qu'on constate une stagnation sur le plan des salaires. Comment se fait-il que cette diminution du travail ne se soit alors jamais produite?

Avant de tenter de répondre à cette question, il serait bon de regarder plus en détails ce que proposaient les ouvriers à l'époque ou cette lutte était encore d'actualité. Schneider nous dit que c'est dans les années 30 que les demandes pour une journée de travail écourtée se font plus fortes, après la victoire du mouvement syndical ayant permis de fixer le maximum d'heures de travail à huit heures par jour. Menés de l'avant par les International Workers of the World, les défenseurs de cette idée demandaient une hausse des salaires permettant à chacun de vivre décemment (quoique simplement) en travaillant quatre heures. Suivant leur logique, on réglerait le problème du chômage (chaque ouvrier qui travaillerait huit heures « partagerait » sa journée avec un autre ouvrier sans emploi), le problème de la pollution (selon eux, cela entraînerait une réduction de la production, et donc de la pollution), chacun aurait plus de temps pour soi et sa famille, et les maladies et morts reliés au travail diminueraient.

L'auteur fait ensuite appel à Benjamin Kline Hunnicutt, historien à l'Université d'Iowa et spécialiste de la question afin de dater le déraillement de ce mouvement. Celui-ci affirme que c'est une concertation de la part des géants de l'industrie qui auraient convaincu Roosevelt de le stopper. En effet, il bloque le Black-Connery Bill de 1937, qui visait à faire passer la semaine de travail à trente heures et qui avait pourtant été approuvé par le congrès. C'est par la suite qu'il fixe l'objectif du plein-emploi, qui cherche à normaliser la journée de travail de 8 heures dans le but de relancer l'économie en crise. Suite à la deuxième Guerre Mondiale et dans un contexte de Guerre Froide, les revendications des travailleurs et du syndicalisme en général (associés au mouvement communiste) qui désirent diminuer leurs journée de travail seront progressivement écartées. C'est durant cette période, qu'on remarque une augmentation de la productivité où, selon les auteurs, ce serait les propriétaires qui s'approprieraient la majorité des gains issus de cette hausse.

Il est également intéressant de rappeler, dans cet ordre d'idée, ce que Hunnicutt appelle un renversement du sens du rêve américain. Historiquement, le rêve américain a déjà été d'avoir plus de temps pour soi comme le prêchaient les premiers arrivants aux États-Unis, les puritains, avec leur Sabbat (jour de repos) et leur simplicité volontaire, ou encore la liberté d'errer typiquement américaine vantée par Walt Whitman, l'un des plus grands poètes de l'histoire du pays. On voit bien qu'autrefois, les fondateurs de la nation envisageaient leur pays comme un lieu ou l'on serait libre du travail, que ce soit pour se consacrer à notre devoir pieux, ou pour errer dans les grandes terres sauvages de l'Amérique. Un idéal de simplicité prévalait, ou celle-ci était gage de liberté. Aujourd'hui, le rêve américain est devenu une injonction toujours plus forte à travailler, entreprendre, produire, et on a érigé la consommation en devoir patriotique.

À la lecture de ce texte, j'ai immédiatement pensé au célèbre pamphlet intitulé Le Droit à la Paresse, du révolutionnaire communiste (et gendre de Karl Marx) Paul Lafargue. Avec une prose incendiaire, l'auteur nous parle de cette « étrange folie qui possède les classes ouvrières […] la passion moribonde du travail] ». Il érige la paresse en vertu, et il cite à l'appui les plus grands penseurs de la Grèce Antique, le Christ (qui prêchait la paresse et la contemplation) et Dieu lui-même (qui, après six jours, cru bon de se reposer). Pour lui, le travail est la « cause de la dégénérescence intellectuelle, de la déformation organique ».

Sur le plan économique, il décrit les conséquences de cette injonction au travail comme la source de « crises industrielles de surproduction », de chômage, d'une lutte toujours plus farouche pour les miettes offertes aux ouvriers voulant désespérément travailler, de nouvelles façons toujours plus astucieuses et dévastatrices pour la bourgeoisie d'écouler leurs stocks (ouverture de nouveaux marchés dans les pays non-industrialisés, prouesses financières afin de trouver une utilité à cette abondance de capitaux), bref, « la transformation de la machine libératrice en instrument d'asservissement ». On retrouve le même constat paradoxal qu'au début; « la productivité appauvrit ». Déjà à l'époque, on réalise que « la productivité de l'ouvrier défie toute consommation ».

Dans une société qui produit plus qu'elle ne pourra jamais en consommer, et ou pourtant une bonne partie de la population vit en dessous de standards de vie « humains », ou chaque jour l'aliénation au travail mine chacun de nous, et ou chaque jour nous sommes de plus en plus confrontés aux absurdités qui parsèment notre système (crises incessantes, ou encore les Bullshit Jobs dont parle Graeber, qui ne sont qu'en fait une tentative désespérée de continuer à justifier cette idéologie travailliste qui se meurt d'elle-même), cette idée de mettre à profit les miracles de la technologie pour permettre à tous de respirer un brin, de vivre (autant au sens figuré que littéral), apparaît-elle si saugrenue?

Qui nous dit ce que l'on pourrait faire avec tout ce temps? À sa naissance, on envisageait l'éducation libérale comme une façon de préparer les gens à bien se servir de leur temps libre, mais comme on peut le constater, l'éducation qui nous est fournie ressemble de plus en plus à un programme de préparation à l'emploi. Sans voir cette solution un peu utopique comme la panacée des maux modernes, il semble qu'elle apporterait une réponse plutôt satisfaisante afin de renouveler le discours contestataire.

Par Thomas Bourdon

http://www.vice.com/read/who-stole-the-four-hour-workday-0000406-v21n8

LAFARGUE, Paul. Le droit à la paresse, Paris, Mille et une Nuit, 1997


1 commentaire:

  1. L’article sur La Résistance Paresseuse de Thomas Bourdon nous rappelle à quel point l’histoire de la syndicalisation est épineuse et périlleuse. On fait un pas à en avant pour reculer de deux pas.

    Je suis de l’avis de l’auteur de l’article que les jours se suivent, mais ne se ressemblent pas. Les enjeux sur le marché de l’emploi; travail atypique, sous-traitance, technologie, et bien d’autres font appel à la diminution de la qualité de vie, des emplois temps plein, la stagnation sur le plan des salaires, augmentation des effets négatifs du travail sur la santé mentale, etc.

    Le travail suggère constamment la division entre la production et l’apport physique de l’humain.

    Je rêve qu’on jour où la vapeur se renverse pour le bien-être de l’être humain. Après tout, sans lui que serait le monde. Quelle reconnaissance lui attribue-t-on à ce dernier ?

    Bravo Thomas pour la rédaction de ton blog.

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