mercredi 4 novembre 2015

Un syndicat contre la précarité: les enseignants universitaires américains s'organisent


Faire du Uber le soir pour payer les factures, compter sur l'aide sociale de l'État pour se soigner et pour manger, ne gagner que 770$ par mois tout en ayant aucune assurance d'avoir un emploi le prochain trimestre, c'est désormais une réalité de plus en plus présente à laquelle doivent faire face les chargés de cours et les professeurs adjoint des principales universités américaines. Alors que dans certaines universités leur nombre a triplé durant la décennie 2000, les enseignants universitaires au statut précaire ont vu durant la même période leur conditions d'emploi se dégrader et leur perspectives d'avenir fondre comme neige au soleil.

L'emploi d'une main-d'oeuvre enseignante dépourvue d'un poste de professeur titulaire par les principales universités privées américaines a créé une spirale d'appauvrissement et de précarisation qui touche une part de plus en plus importante des enseignants. Mais cette vague a été aussi accompagnée par un mouvement de syndicalisation des enseignants précaires qui a tranquillement gagné une bonne partie du pays. À Chicago, une des villes universitaires les plus importantes des États-Unis, la municipalité estime que près de 20% des 6500 enseignants précaires doivent recourir à l'aide sociale pour boucler leurs fins de mois, alors que l'instabilité du marché du travail, souligne Matthew Hoffman, “ne laisse que peu d'espoir d'obtenir un emploi qui puisse devenir une carrière”.

Hoffman est un des membres du comité organisateur de la campagne Faculty Foward de l'Union Internationale des employé-es de service (SEIU). La campagne cherche à prendre en compte les facteurs stratégiques qui peuvent permettre au syndicat de faire pression de manière plus efficace sur des universités ciblées pour la place qu'elles occupent dans la structure de l'industrie universitaire de la ville. Cette démarche, qui s'inspire d'un modèle d'organisation visant à maximiser les gains syndicaux (Juravich, 2007), tente depuis le début 2015 de faire des gains auprès des université de Chicago et de Loyola, dans l'espoir que les standards fixés lors des conventions collectives avec ces universités plus prestigieuses puissent servir à imposer certaines normes salariales et contractuelles aux autres universités de la ville.

Cette stratégie, suivie avec succès par les syndicats d'enseignants précaires à Washington et Boston, a permis aux professeurs adjoints et aux chargés de cours de gagner un meilleur salaire et d'avoir des garanties quand à leur sécurité d'emploi. De même, la campagne s'est ouverte aux “clients” des universités et à la communauté environnante en cherchant à mobiliser les étudiant-es sur les campus, et a fait pression avec succès sur le conseil municipal pour que celui-ci appuie le droit à la syndicalisation des enseignants précaires. De cette manière, la campagne cherche à construire des alliances avec la société civile, la communauté et les élus pour s'assurer d'une plus grande légitimité.

Les responsables de la campagne Faculty Foward décrivent leur mouvement comme une réaction contre la “corporatisation” des universités qui, selon plusieurs, est en train de transformer en profondeur la réalité du travail d'universitaire. En effet, alors que s'instaure une espèce de centrifugation de l'emploi (Durand 2004) qui relègue une bonne partie du personnel enseignant dans une zone périphérique de l'emploi, la compétition devient féroce, les salaires baissent et la précarité s'institutionalise.

Même si l'horizon d'un emploi de professeur titulaire s'éloigne au fur et à mesure que progresse la néolibéralisation des universités, les professeurs titulaires- avec leurs emplois garantis et leurs salaires élevés – restent dans une position plus stable qui demeure souvent le symbole de la réussite à atteindre. Mais certains signes montrent que même pour ces emplois qui sont au coeur de l'enseignement et de la recherche universitaires, la précarité et la compétition sont en train d'éroder les conditions de travail. De plus en plus, les professeurs sont considérés comme des entrepreneurs qui doivent rapporter des fonds de recherche à leurs universités, et se livrent à un jeu malsain où publier, être cité le plus possible et bien paraître aux yeux des organismes subventionnaires devient une condition pour survivre dans un milieu hautement compétitif, souligne Ola Söderström, professeur de géographie sociale et culturelle à l'Université de Neuchâtel (Söderström 2015).

La pression exercée par ces impératifs compétitifs ne mine pas seulement la mission de recherche fondamentale de l'université – après tout faire une découverte majeure demande du temps et de la persévérance, ce qui n'est pas toujours compatible avec le rythme effréné de publication exigé par les employeurs – mais a aussi des effets importants sur la santé des professeurs. L'allongement de la journée de travail, le stress intense subit par les chercheurs a des conséquences psychologiques et physiques importantes. Le cas de Stefan Grimm, professeur à la faculté de médecine de l’Imperial College de Londres – considérée comme une des meilleurs universités du monde – constitue à cet égard un cri du coeur au moins autant qu'un sérieux avertissement. Dans un email découvert après son suicide, le professeur a en effet écrit: « Ceci n’est plus une université mais un business avec un tout petit groupe au sommet de la hiérarchie qui profite (…), alors que les autres sont pressés comme des citrons pour obtenir de l’argent ».

Mathieu Jean

Durand, Jean-Pierre. 2004. « Introduction » et « Fragmentation des marchés du travail et mobilisation des salariés », dans La chaîne invisible, travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Éditions du Seuil, Paris. Pp. 11-18; 175-206.

Gurley, Lauren. 2015. « Teach Classes in the Morning, Drive Uber at Night: Why Chicago Adjuncts Are Demanding a Union ». En ligne. <http://inthesetimes.com/working/entry/18543/adjunct-organizing-union-university-of-chicago-loyola-seiu-faculty-forward>. Consulté le 4 novembre 2015.

Juravich, Tom. 2007. « Beating Global Capital : A Framework and Method for Union Strategic Corporate Research and Campaigns », dans Global Unions : Challenging Transnational Capital Through Cross-Border Campaign (dir. K. Brofenbrenner), Cornell University Press, Ithaca. Pp. 16-39. (Traduction en français par la CSN)

Söderström, Ola. 2015 « La loi du nouveau marché académique ». Villes en mouvement. En ligne. <http://blogs.letemps.ch/ola-soederstroem/2015/11/01/la-loi-du-nouveau-marche-academique/>. Consulté le 4 novembre 2015.



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