dimanche 22 novembre 2015

Saudisation et Nitaqat : l’emploi entre immigration, nationalisation et régulation


   L’article (pouvant être consulté au http://www.arabnews.com/saudi-arabia/news/709166), tiré du site « Arab News » et mis en ligne le 24 février 2015, présente la modification apportée à la méthode d’évaluation des taux de saudisation des entreprises privées par le Ministère du Travail d’Arabie Saoudite pour les fins de la classification du système Nitaqat. Il s’agirait en fait de considérer un employé saoudien comme membre d’une entreprise dès son embauche et non plus après une période de 13 semaines. Cela s’accompagne aussi d’un calcul des Nitaqat sur une période allongée de 26 semaines plutôt que ponctuellement, l’objectif étant donc double : dresser un portrait actualisé et plus exacte du marché de travail saoudien, et contrer la pratique consistant à embaucher du personnel saoudien à l’approche d’une évaluation des Nitaqat afin de gonfler les chiffres pour ensuite s’en débarrasser. D’où le titre de l’article, « mesures de saudisation plus justes ».

   Une contextualisation s’impose.

   Le Ministère du Travail d’Arabie Saoudite a depuis longtemps initié une politique de nationalisation de l’emploi du secteur privé appelée la Saudisation, et ce dans le but d’augmenter le taux d’emploi de Saoudiens dans le secteur privé afin de réduire le taux de chômage du pays (qui était de 11,2 % en 2014[1]). Cependant, c’est à partir de 2011 qu’il met en vigueur le système du Nitaqat, dont le principe est de classifier les différentes entreprises privées selon la proportion de Saoudiens qui y sont employés, chaque catégorie de la classification moyennant des sanctions (appétitives ou aversives), d’où une démarche incitative à embaucher des travailleurs saoudiens. Par exemple, une entreprise dont le taux d’employés saoudiens est d’au moins 40% se voit située dans la catégorie « Premium », tandis qu’une entreprise sans employés saoudiens se trouve dans la catégorie « Rouge »[2]. Parmi les sanctions liées aux différentes catégories, la capacité de l’entreprise à embaucher des travailleurs étrangers en est une. 

   Pour pouvoir résider en Arabie Saoudite, un immigrant requiert un sponsor, ou kafeel, pouvant être un individu, mais aussi une compagnie privée embauchant l’immigrant en question. Ainsi, le travailleur immigrant acquiert un permis de résidence ou iqama en échange d’un contrat de travail avec son kafeel, mais il ne peut avoir la nationalité saoudienne vu que celle-ci n’est obtenue que par le droit de sang, devant donc avoir une iqama tout au long de sa résidence sur le territoire saoudien. Simultanément, un kafeel ne peut accorder une iqama à un nombre illimité de travailleurs immigrants, étant donné que sa capacité à permettre à un immigrant de résider est garantie et limitée par le gouvernement saoudien. Et depuis l’introduction du système des Nitaqat, le taux d’employés saoudiens au sein d’une entreprise devient une variable qui permet ou non à cette dernière d’avoir recours à des travailleurs étrangers. 

   La raison primaire pour laquelle une compagnie souhaiterait embaucher des travailleurs immigrants pour la grande partie des emplois du secteur privé est simple : il est moins coûteux et plus flexible d’avoir des employés immigrants plutôt que des employés saoudiens. Cela est d’autant plus vrai que le travailleur étranger est dans une situation asymétrique face à son employeur de par sa dépendance vis-à-vis de son contrat de travail qui lui est garant de sa capacité à résider sur le territoire, aussi bien en termes financiers (de par le salaire) qu’en termes légaux (le contrat octroie une iqama). Si une situation de litige émane entre employeur et employé étranger, le premier détient une épée de Damoclès communément nommée « licenciement », qui résulte en une expulsion de l’étranger aussi bien de l’entreprise que du pays. 

   La situation du travailleur (qu’il soit étranger ou Saoudien) ne cesse de faire écho à celle de l’ouvrier de la Révolution Industrielle : la relation de travail est marchande car elle se base sur la liberté d’un contrat signé entre deux partis consentants sans fournir de protection sociale ni de garanties non marchandes au travailleur. Si le résident ou le citoyen ne paie pas d’impôts au gouvernement, il n’a pas de régime de retraite ou d’assurance chômage et maladie fournies par ce dernier. De plus, les syndicats et la grève ne sont pas une option car elles ne sont tout simplement pas couvertes par les lois du travail, et donc de facto sont illégales, ce qui pénalise lourdement toute initiative d’action collective. N’oublions pas aussi que le néolibéralisme, le primat de l’économie forgée dans les feux de la concurrence, donne une motivation intrinsèque aux travailleurs de se considérer avec des airs beaucoup plus distaux que proximaux. 

   Le travailleur saoudien reste toutefois un citoyen du pays, ce qui lui donne bien plus de ressources légales et sociales (propices notamment au réseautage) par rapport à l’étranger, réduisant donc la marge de flexibilité que souhaiterait conserver une société privée lorsqu’elle en emploie plusieurs. Ironiquement, on remarque un renversement du discours présentant l’immigrant comme un fainéant ne souhaitant pas travailler, le secteur privé véhiculant plutôt un discours mettant de l’avant les travailleurs saoudiens (notamment les jeunes) comme ne voulant pas travailler, qui feraient preuve d’un mélange de présentéisme et d’absentéisme s’ils sont embauchés. Après, je doute du naturel de la fainéantise saoudienne: les emplois situés au bas de l’échelle sociale se font dans des conditions de travail très pénibles, en plus de ne pas être socialement valorisés, et les entreprises préfèrent ce qui se plie plus facilement aux volontés de flexibilité et de productivité. Pendant toute ma vie en Arabie Saoudite, je n’ai vu aucun éboueur ou maçon Saoudien, ce travail manuel difficile effectué dans une humidité de 35 degrés Celsius étant relégué aux immigrants des pays du Cachemire. Le système de Nitaqat a donc pour véritable conséquence de favoriser une entrée des travailleurs saoudiens dans les professions de bureau plutôt que toutes les professions du secteur privé, alors que le privé préfère un étranger mais doit tout de même employer des Saoudiens pour pouvoir continuer d’employer des étrangers.

   La volonté d’instrumentalisation de l’immigration combinée à une chasse gardée de l’emploi n’est toutefois pas pour moi une exclusivité de l’Arabie Saoudite, mais une réalité qu’on peut observer ailleurs quoique s’exerçant selon des modalités différentes. En Inde, la circulation migratoire des travailleurs entre les villes et les campagnes, avec des villes souhaitant les utiliser tout en les marginalisant. Au Canada, les nombreuses barrières d’entrée à l’emploi favorisant le citoyen de longue date et pénalisant l’immigrant (tels les ordres professionnels ne reconnaissant pas les qualifications étrangères), et le PTAS embauchant des migrants temporaires dont le contrat de travail est la seule permission de venir au pays. Je me dis donc que malgré toutes nos différences, il y a toujours des points communs qui nous unissent, nous rassemblent et font que le monde ne devient qu’un. Constatez que je ne parle pas d’amour.
                                                                                                                          Mestiri Mohammed Aziz

[1] Chiffre consulté à l’adresse suivante : <http://www.statistiques-mondiales.com/chomage.htm>
[2]
Information tirée de la page à l’adresse suivante : <https://pro-linkglobal.com/saudi-arabia-changes-to-saudization-and-nitaqat-calculations-seek-to-protect-the-saudi-workforce-and-increase-flexibility-for-sponsoring-companies/>

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