mercredi 18 novembre 2015

Front Commun: les demandes à la baisse reflètent un manque de stratégie



Au moment où le gouvernement Couillard a déposé des offres jugées “insuffisantes” par la partie syndicale, le Front Commun annonce la suspension temporaire des journées de grèves annoncées pour les 2 et 3 décembre prochain et dépose une contre-offre qui rapproche les demandes syndicales de la position patronale. Alors que les premières offres syndicales, qui visaient à combler les écarts de rémunération entre le public et le privé, proposaient un rythme annuel d'augmentation de 4,5%, le tout assorti de mécanismes de protection contre l'inflation, les nouvelles offres réduisent la demande syndicale à 2.5% par année. L'objectif derrière cette détente temporaire serait, selon le Front Commun, de donner une chance à la négociation et de donner le temps au gouvernement de présenter une contre-offre qui pourrait être jugée raisonnable par les organisations de travailleurs.

Depuis le début du mois d'octobre, le Front Commun, qui regroupe la majorité des syndicats du secteur public, a tenu plusieurs journées de grève rotatives sur une base régionale. Ces journées semblent avoir été un grand succès de mobilisation, et ont provoqué la première contre-offre patronale depuis 11 mois de négociations. Mais le conseil du trésor insiste toujours pour qu'une entente intervienne à l'intérieur des paramètres budgétaires qu'il a préalablement fixés, alors que les syndiqué-es demandent des hausses de salaires qui dépassent les demandes patronales, d'où un blocage sur les questions salariales à la table centrale de négociation.

Il semble donc qu'au niveau des clauses salariales, l'écart entre le gouvernement et la partie syndicale reste important, d'autant plus que les parties ne s'entendent pas sur l'inclusion de la relativité salariale dans le cadre de l'actuelle négociation. Le principe de la relativité salariale, issue d'une entente intervenue en 2011, vise à procéder à une réévaluation des salaires versés pour les catégories d'emploi qui n'avaient pas fait l'objet d'une telle démarche dans le cadre de la loi sur l'équité salariale. Alors que l'employeur souhaite comptabiliser les sommes versées pour procéder à ce rattrapage à l'intérieur du cadre budgétaire serré qu'il impose à la négociation actuelle, le Front Commun, de son côté, insiste plutôt sur le fait que les coûts liés à l'entente de 2011 constituent un poste budgétaire différent de celui dévolu à la négociation salariale actuelle.

Un tel blocage n'a rien de surprenant s'il est considéré dans le contexte actuel, mais malheureusement la stratégie du Front Commun semble avoir oublié de prendre acte de la portée politique du conflit.  Dans un des seuls ouvrages d'analyse portant sur le premier Front Commun québécois (Piotte, Éthier et Reynolds 1975), celui de 1972, les auteurs soulignaient déjà une des plus importantes spécificités du syndicalisme dans le secteur public: l'État employeur n'est pas un patron comme un autre. Il peut, nous le savons bien après quelque 40 ans de lois spéciales, légiférer pour imposer ses conditions, mais plus encore la négociation autour de la rémunération et des conditions de travail des employé-es de l'État pose des questions et soulève des enjeux qui sont directement politiques. Que par exemple la politique salariale du gouvernement s'inscrive dans un cadre d'austérité budgétaire destiné à soutenir des baisses d'impôts pour les plus riches – ce qui est bien un projet politique, même si celà vise, dans les mots de David Harvey (2005) à “restaurer le pouvoir des classes dominantes” - c'est une lapalissade que soulignait encore, pas plus tard que ce matin, le journaliste économique Gérald Fillion. Tout celà est, somme toute, assez bien connu.

Ce qui est probablement le plus désolant, c'est que depuis le temps, la stratégie syndicale ne semble pas s'être adaptée à cette spécificité. La politisation des enjeux, inhérente aux négociations dans le secteur public, ne semble toujours pas être une priorité stratégique pour les organisations syndicales. Si à la base, nous le soulignions la semaine passée, les initiatives de solidarité fusent entre les syndiqué-es et la population, les appareils syndicaux ne semble avoir ajustés ni leur stratégie ni leur discours aux possibilités d'alliances qu'ouvrent de telles actions de collaboration et de solidarité.

Or dans un contexte où les demandes syndicales s'attaquent directement aux priorités politiques de l'État, une telle alliance semble incontournable. Elle est, par-ailleurs, au centre de nombreuses proposition de renouvellement du syndicalisme qui ont été dévelopées ces dernières années (pour une proposition concernant le Québec voir Dupuis 2004). C'est en construisant une coalition plus vaste, centrée autour de la protection des services publics et inclusive des diverses personnes y trouvant un intérêt, que le mouvement syndical pourrait affronter le gouvernement autour d'enjeux qui sont forcément politisés. La politique, c'est en effet l'art de construire des alliances, des coalitions, des compromis avec d'autres secteurs de la population, pour être en mesure, comme le dirait Antonio Gramsci, de remettre en question l'hégémonie exercée par l'État sur la société civile. En l'absence d'un tel rapport de force, le Front Commun n'aura d'autres choix, craignons-nous, que de diminuer ses demandes et adopter une approche conciliatrice avec le gouvernement.

En ce sens, le recul des demandes syndicales exprimé aujourd'hui n'est-il peut-être que la conséquence logique d'une stratégie qui oublie, depuis 40 ans, qu'un groupe de travailleurs isolé, même nombreux, ne peut affronter seul un État qui joui pleinement de sa légitimité électorale.

Dupuis, Marie-Josée (2004) Renouveau syndical: proposition de redéfinition du projet syndical pour une plus grande légitimité des syndicats en tant que représentants de tous les travailleurs, CRIMT, Montréal. p. 1-26

Par Mathieu Jean


Harvey, David. 2005. A brief history of neoliberalism. Oxford ; New York : Oxford University Press.

Piotte, Jean-Marc, Diane Éthier, Jean Reynolds. 1975. Les travailleurs contre l'État bourgeois. Avril et mai 1972. Montréal, les éditions de l'Aurore.

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