mercredi 25 novembre 2015
États-Unis: devant les faiblesses du syndicalisme officiel, un nouveau mouvement ouvrier est-il en train de naître ?
Aux États-Unis, le syndicalisme traditionnel est en crise. Depuis la fin des années 1960 le taux de couverture syndicale est passé d'environ 50% (Fantasia 2001) à moins de 15%, alors que la dynamique de centrifugation de l'emploi (Durant 2004) a multplié les statuts et précarisé les liens d'emploi, avec pour résultat une importante diminution de la sécurité d'emploi, des bénéfices marginaux1 et des salaires (Fantasia 2001). Affaiblie par le recours fréquent à la sous-traitance, par la flexibilisation de l'emploi et par des employeurs agressivement anti-syndicaux (Fantasia 2001), les stratégies de lutte utilisées par le syndicalisme tradionnel sont devenues de plus en plus inadéquates pour relever le défi que posent au mouvement ouvrier l'importante restructuration du marché du travail qui s'est opérée avec la montée du néolibéralisme.
Pourtant, les travailleuses et les travailleurs ne sont restés passifs. Aux États-Unis, le grand mouvement du printemps 2006 contre une réforme de l'immigration qui aurait criminalisé les travailleuses et les travailleurs sans-papiers a servi pour plusieurs de révélateur de l'émergence d'un nouveau mouvement ouvrier. Dans des douzaines de villes importantes et dans d'autres localités plus petites se sont mobilisées des millions de personnes pour protester contre la réforme en avril, alors que le premier mai les observateurs ont recenscé des mobilisations dans plus de 100 localités (Cordero-Guzman et al., 2008). Dans certaines entreprises et dans certains secteurs qui font appel plus intensément à une main-d'oeuvre immigrante, ces mobilisations ont pris l'allure de véritable grèves générales, les entreprises étaient fermées et les centres-villes paralysés par les manifestants qui avaient comme objectif de souligner l'apport des immigrants à l'économie des États-Unis (LaBotz, 2007; Cordero-Guzman et al., 2008). Le mouvement, qui a culminé par une grande manifestation le premier mai 2006, a réussi à faire reculer le Congrès. Plus récemment, la campagne pour un salaire décent a connu d'importants succès, avec les villes de New-York et de Seattle adoptant des règlements municipaux fixant le salaire minimum à 15$/h.
Derrière ces événements d'allure spontanées se cachent toutefois de nouvelles formes d'associations de travailleurs qui contribuent, depuis les années 1990, à développer de nouvelles stratégies d'organisation et de mobilisation. À la base de ce renouveau se trouvent les centres de travailleurs, des associations à but non-lucratifs qui tentent d'organiser les travailleuses et les travailleurs précaires et pauvres – la plupart du temps immigrants - qui n'ont que peu ou pas accès au syndicalisme traditionnel. Au début, leurs activités se limitaient à de la défense de droit individualisée, qui prenait la forme d'un service de conseil légal destiné à soutenir les travailleuses et les travailleurs vicitmes d'abus illégaux de la part de leurs employeurs. Mais au début des années 2000, le nombre de ces centres s'est mis à croître rapidement – passant de 4 en 1992 à plus de 160 aujourd'hui – et leurs activités se sont élargies à l'action collective.
Les campagnes publiques contre certains employeurs, ou interpellant les acteurs politiques et institutionnels, les interventions publiques sur les lois de l'immigration cohabitent avec un travail de terrain qui vise à développer une approche intégrant l'ensemble des problèmes, tant collectifs qu'individuels, vécus par les travailleuses et les travailleurs. Ainsi, les centres de travailleurs proposent une série de services qui, au-delà des gains immédiats amenés par l'action collective ou légale, s'inscrivent dans une approche d'empowerment. Alphabétisation, cours d'anglais, cours d'informatique, etc, cette approche permet au centres de travailleurs de donner à leurs membres plus de pouvoir sur leurs vies en général, en ne se limitant pas aux strictes problématiques liées à l'emploi.
Un des avantages majeurs dont jouissent les centres de travailleurs sur le syndicalisme traditionnel est le fait qu'ils ne sont pas centrés sur les liens d'emplois entre une entreprise particulière et un groupe d'employé-es, lien qui, par les dynamiques de centrifugation de l'emploi, par la flexibilisation du travail et le recours à la sous-traitance, est de plus en plus précaire. En fragilisant graduellement ce lien, les employeurs ont pu couper l'herbe sous le pied du syndicalisme traditionnel et lui enlever une bonne partie de sa force de frappe. Mais en cherchant d'abord à organiser les travailleurs et les travailleuses peu importe leurs liens d'emplois, les centres de travailleurs sont en train de montrer qu'un autre mouvement ouvrier, complémentaire au syndicalisme traditionnel, est possible.
Mathieu Jean
Cordero-Guzman, H., 2008, Martin, N., Quiroz-Becerra, V., & Theodore, N. « Voting with their feet: Nonprofit organizations and immigrant mobilization » American Behavioral Scientist, 52(4), pp.598-617
Durand, Jean-Pierre. 2004. « Introduction » et « Fragmentation des marchés du travail et mobilisation des salariés », dans La chaîne invisible, travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Éditions du Seuil, Paris. Pp. 11-18; 175-206.
Fantasia, Rick, « Dictature sur le prolétariat », Actes de la recherche en sciences sociales 3/2001 (no 138), p. 3-18, édition en ligne, http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2001-3-page-3.htm
La Botz, Dan, 2007, « Quel avenir pour le mouvement des travailleurs immigrés ? », Alternatives international, document électronique, http://www.alterinter.org/article627.html (consulté le 20 avril 2010)
1 Aux États-Unis, parce que la protection sociale étatique est une des plus faibles des pays de l'OCDE, bénéfices marginaux fournis par les employeurs revêtent une importance particulière.
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