dimanche 1 novembre 2015

Repenser le lien entre le travail et le salaire : brève introduction au revenu de base universel

À l’heure actuelle, où l’on voit de plus en plus d’emploi disparaître à cause de l’informatique, de l’automatisation et des formes de gestion d’entreprise de plus en plus productives, il semble pertinent de s’interroger sur la direction dans laquelle nous aimerions voir le monde du travail évoluer. L’essoufflement de l’économie au niveau mondial et la fragilité du système capitaliste ne peut plus être ignoré. Selon un article publié dans Forbes en novembre 2014, la crise financière de 2007-2008 aurait entrainé un désenchantement planétaire vis-à-vis du modèle de gouvernance économique américain sur le plan de l’économie internationale. La dérèglementation des marchés financiers et les crises financières des dernières années seraient une source d’influence majeure dans la multiplication des recherches de concepts alternatifs et de nouvelles expérimentations politiques afin de trouver des solutions pour éviter de futures crises économiques[1]. Je suis tombé récemment sur un article du Huffington Post de juin 2015[2] qui nous présentait l’une de ces solutions présentement envisagées dans plusieurs pays du monde, soit l’instauration d’un revenu de base (ou allocation) universel pour tous. Je fus surprise de constater qu’une multitude de sociologues, économistes, philosophes, politicologues se sont penchés (et se penchent encore) sérieusement sur ce concept qui semble circuler depuis maintenant un bon moment.

Mais qu’est-ce que le revenu de base universelle?

L’idée est donc de verser un salaire égal pour tous, et ce sans aucune considération pour l’activité ou le statut socio-économique des individus. Ceci afin de permettre à tous de combler leurs besoins de base et vivre décemment sans devoir se soumettre aux diverses techniques de contraintes à l’emploi. En fait, ce projet viserait à développer un nouveau rapport social envers le travail, qui deviendrait alors libre du salaire. Une conception qui peut parfois être difficile à envisager, car cela nous demande une remise en contexte historique de notre rapport au travail et une remise en question important de ce que nous considérons comme étant tout à fait normal. Pourtant, en observant l’évolution du travail d’un point de vue historique et sociologique, tel que nous propose R. Castel dans son ouvrage[3], l’on se rend compte que notre perception du travail et la place qui lui est accordé dans la société a constamment changé avec le temps.

Il existe plusieurs conceptions de ce que pourrait être ce revenu de base pour tous. Selon le philosophe et économiste belge Philippe Van Parijs, la définition générale de l’allocation universelle (ou revenu de base universel) regroupant le mieux les multiples projets en cours dans les différents pays européens serait : « un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence en termes de travail »[4]. Chaque individu aurait la possibilité d’augmenter son revenu de base par un emploi rémunéré qui s’ajouterait à celui-ci sans pénalité. Selon le sociologue Sascha Liebermann, cela signifierait de lier « une sécurité à une liberté maximale pour que l’individu puisse devenir maître de ses choix »[5]. Le problème actuel, selon le sociologue et économiste français Bernard Friot, c’est que le salaire est lié à l’emploi et de cette façon il mène au chantage à l’emploi en donnant un très grand pouvoir aux employeurs. [6] Ainsi, l’on espère qu’avec un revenu de base universel, l’individu ne serait plus contraint d’accepter n’importe quel emploi sous n’importes quelles conditions de travail. En théorie, il gagnerait donc une certaine marge de manœuvre en terme de négociation avec l’employeur.


Sans travail forcé, la paresse?

L’une des craintes que suscite l’idée d’un revenu de base est de savoir comment discipliner une force de travail qui ne dépend plus du salaire. Est-ce que la société actuelle s’écroulerait et tout le monde resterait simplement à la maison à ne rien faire? Scott Santens, l’auteur de l’article du Huffington Post, a offert quelques pistes de réflexion sur cette question. Il souligne entre autres un projet pilote qui a eu lieu au Namibia en Afrique du Sud et dont les résultats sont surprenants. Après l’instauration d’un revenu de base, l’on a vu le taux de chômage chuter de 60% à 45%. De plus, l’on a remarqué une augmentation de 29% du revenu moyen gagné, en excluant le montant du revenu de base reçu. « Ces résultats indiquent que les subventions de revenu de base peuvent non seulement réduire la pauvreté en termes purement économiques, mais peuvent aussi agir comme un facteur motivationnel permettant aux individus de se sortir du cycle de la pauvreté en les aidant à trouver un emploi, à lancer leurs propres entreprises et aller à l’école » (traduction libre)[7]. De plus, le projet du nom de « Mincome » qui a eu lieu dans la ville de Dauphin au Manitoba en 1973 semblait avoir présenté des résultats tout aussi intéressants, mais les problèmes économiques de l’époque ont affecté la collecte de donnée et l’expérience a dû prendre fin subitement après un changement de gouvernement au niveau fédéral et provincial en 1979. Toutefois, l’expérience manitobaine n’a pas pu conclure de manière significative qu’une forme de revenu de base incitait les individus à délaisser leur emploi[8].

Il importe aussi d’envisager que le revenu de base serait moins stigmatisant que les programmes d’assistances sociales actuels, car il ne ferait pas de distinction entre les citoyens en fonction de leur statut socio-économique. En diminuant les risques que doivent prendre les individus lorsque ceux-ci tentent de se sortir des limitations et sanctions qu’imposent les programmes d’assistances (ex : chômage), l’on souhaiterait que cela permette d’ouvrir des perspectives favorisant davantage la participation sociale[9]. Il ne faut pas perdre de vu la possibilité que le travail non rémunéré, tel que le bénévolat, serait plus encouragé dans un tel système et pourrait peut-être entrainer des retombées économiques insoupçonnées et des rapports sociaux moins compétitifs.

Mais qu’en est-il de cette idée au Canada?

Les avantages semblent multiples et des économistes proposent plusieurs moyens permettant le financement d’un tel projet de société. Malgré cela, les doutes persistent et les personnes en faveur d’un tel système se butent à une forte opposition, voire même à un évitement de ce débat sur la place publique en Amérique du Nord. Mais cela ne veut pas dire que ce concept n’est pas (ou n’a pas été) considéré ici même. De multiples rapports tournant autour de l’idée du revenu de base universel ont été commandés par le gouvernement canadien au niveau fédéral et provincial entre les années 70 et le milieu des années 80. De plus, des expérimentations ont été menées dans les années 70 aux États-Unis, ainsi que dans la ville canadienne de Dauphin au Manitoba.[10] En ce qui concerne l’intérêt général des Canadiens actuellement, un sondage effectué en 2013 par la fondation Trudeau, en collaboration avec l’Université Concordia, nous indique que « 55% des Québécois interrogés seraient favorables au revenu de base, contre seulement 38% des habitants de l’Alberta. Le niveau de richesse semble également jouer sur la position des répondants : 52% des personnes au revenu inférieur à 100.000 dollars sont favorables au concept contre 39% pour les personnes dont le revenu dépasse 100.000 dollars »[11].

En conclusion, l’avenir seul nous dira si nous serons capables de dépasser notre vision actuelle du capitalisme afin de repenser les règles de ce « jeu » économique. Est-ce que le concept de salaire de base universel sera relayé aux oubliettes ou deviendra-t-il notre nouvelle réalité de demain? 


Véronique Gagné
p1062085


[1] http://www.forbes.com/sites/jonathankirshner/2014/11/08/the-global-financial-crisis-a-turning-point/
[2] http://www.huffingtonpost.com/scott-santens/why-should-we-support-the_b_7630162.html
[3] Castel, R. « La société salariale », dans Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, collection « folio essais », Gallimard, France, (1995), pp.519-547
[4] Van Parijs, Philippe dans Fitoussi, Jean-Paul et Patrick Savidan, Comprendre n.4, « Les inégalités », Paris, PUF, octobre 2003, pp.155-200
[5] Le revenu de base, documentaire version française, https://youtu.be/-cwdVDcm-Z0
[6] Friot, Bernard Entrevue sur le revenu universel, https://www.youtube.com/watch?v=sIaDmbJ0fTU&feature=youtu.be
[7] http://www.huffingtonpost.com/scott-santens/why-should-we-support-the_b_7630162.html
[8] Forget, Evelyn L., « The Town with No Poverty: The Health Effects of a Canadian Guaranteed Annual Income Field Experiment », Canadian Public Policy / Analyse de Politiques, Vol. 37, No. 3, September 2011, pp. 283-305
[9] Van Parijs, Philippe dans Fitoussi, Jean-Paul et Patrick Savidan, Comprendre n.4, « Les inégalités », Paris, PUF, octobre 2003, pp.155-200
[10] Boucher, Marie-Pierre. (2013). « Renverser la tendance à la pauvreté au travail en instaurant un revenu minimum garanti au Québec? », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol.8, n.2, p.61-83
[11] http://revenudebase.info/wp-content/uploads/2013/12/sondage-canada.pdf

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