mercredi 4 décembre 2013

Travailler pour vivre ou pour consommer?

Aux États-Unis, le Black Friday marque le début de la période magasinage la plus importante de l’année, la période des fêtes de Noël et du jour de l’an. Selon la National Retail Federation, les détaillants font entre 20 et 40 % de leurs profits annuels durant cette période, le week-end de la Thanksgiving représentant à lui seul 10 à 15  des ventes. voir l'article du New York Times  


Jim Lo Scalzo/European Pressphoto Agency

Cette année, craignant une baisse de l’achalandage en raison des salaires stagnants, la plupart des grandes surfaces ont décidé de devancer le début des soldes de Noël et de proposer des rabais toujours plus compétitifs. De plus en plus de grande surface ont ouvert le jour sacré de la Thanksgiving, la veille du Black Friday, ce qui n’est pas sans susciter de vives réactions chez les employés. Par ces mesures, on vise particulièrement les jeunes et les nombreux immigrants qui ne fêtent pas la Thanksgiving, comme Becky Solari, 18 ans, interviewé devant un centre d’achat après le souper traditionnel : « Thanksgiving dinner is over, […] And there’s nothing else to do. » voir l'article du New York Times

La violence, les débordements et les mesures de sécurité exceptionnelles déployés durant ces journées de consommation accélérée ne surprennent plus vraiment. Walmart's Black Friday Going About As Badly As You'd Expect En 2008, un consommateur s’était fait piétiner à mort par une foule enragée, dans le théâtre d’un Wal-Mart, classé fait divers. Dans ce contexte, on ne se surprendra pas non plus qu’un révérend inclassable (activiste politique, comédien, chef spirituel) se soit donné pour mission de combattre le démon… du magasinage ! Accompagné d’une chorale professionnelle, la Stop Shopping Gospel Choir, il part en croisade contre l’empire commercial de Wall Street. Son objectif : sortir les consommateurs de leur « hypnose profonde » : « Quand on brise leur carapace de consommateur, les clients se rendent compte qu’ils étaient endormis. Certains ont peur, mais d’autres applaudissent. » voir l'article du Devoir Le révérend a visé juste. Se libérer de l’emprise de la consommation, comme de la religion, est sûrement la première étape vers le salut individuel. Libérer du temps, de l’énergie, se permettre un nouvel univers des possibles… Difficile de classer l’« Église des derniers jours du magasinage » parmi la prolifération des sectes et Églises protestantes aux États-Unis, dans la mesure où elle se veut « postreligieuse, urbaine et agnostique » !


Le révérend Billy en train de combattre le démon du magasinage! (Fred Askew, Le Devoir)

Revoir notre mode de consommation représente également la voie à emprunter pour assurer notre salut collectif, pour les penseurs de la « décroissance ». Développé notamment pour suppléer au caractère apolitique de mouvement du développement durable, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) propose en 1972 le concept d’« économie de décroissance » pour mettre en garde contre le développement exponentiel de l’économie mondiale et le caractère limité des ressources naturelles source. On propose alors que le progrès soit d’abord pensé en fonction des conditions de vie, et plus seulement en fonction de la croissance économique : consommation locale, échanges de services, renforcement des liens sociaux, autant d’avenues alternatives irréalisables sans diminution du temps de travail et libération de la consommation…

Quarante ans plus tard, on en appelle aux mêmes utopies : « Accroître le temps non contraint pour permettre l’épanouissement des citoyens dans la vie politique, privée, artistique, mais aussi dans le jeu ou la contemplation d’une nouvelle richesse. » (Latouche, 2007 : 18) Qu’en est-il, de la société des loisirs qu’on annonçait pour les années 60 ? Comment expliquer que la semaine de 15h que prédisait John Maynards Keynes pour le début du 21e siècle ne soit pas advenue, alors que les développements technologiques nécessaires, eux, se sont bien concrétisés ? Pour plusieurs objecteurs de conscience ayant repris l’idée de la « décroissance », parlant de « sortie de la société travailliste », de « société post-travail » (comprendre réduction du temps de travail afin de libérer le corps et l’esprit), la consommation doit être au centre des réflexions. La croisade du révérend au coeur de l’empire de Wall Street  s’inscrit directement dans cette volonté d’objecteur de conscience.

Comment donc expliquer qu’avec tout l’avancement scientifique,  technologique et peut-être même éthique accompli par l’humanité, nous ne soyons pas plus libres ?

Pour l’anthropologue David Graeber, professeur à la London School of Economics, Keynes n’était pas en mesure de prédire l’augmentation massive de la consommation, qui n’a cessé de croître depuis l’avènement de la société de masse dans l’après-guerre. voir l'article Même explication chez le professeur émérite d’économie à l’université d’Orsay, Serge Latouche. Si nous ne sommes pas parvenues à nous libérer un tant soit peu du « travail contraint », malgré toutes les révolutions technologiques réalisées, c’est principalement parce que: « les gains de productivité, des siècles durant, ont été systématiquement transformés en croissance du produit plutôt qu’en décroissance de l’effort. » (Latouche, 2007 : 15) En effet, comment travailler moins si on consomme toujours plus, et que l’immense majorité de notre consommation est médiée par l’argent et le marché ?

L’investissement de ressources, de temps et d’énergie allouée à la consommation, individuellement et collectivement, prend des proportions impressionnantes, particulièrement durant ces périodes de consommation intensifiée à coup de soldes et de promotions : camping devant les centres d’achat, fil avant même les premières lueurs du jour. Le travail du révérend apparaît comme la première étape afin de sortir les consommateurs de la torpeur, d’aménager un temps pour peut-être imaginer la liberté de ne pas consommer: « Notre but, c’est de permettre aux consommateurs de respirer et de réfléchir dix minutes à ce qu’ils sont en train d’acheter. » 

« La reconquête du temps libre est une condition nécessaire de la décolonisation de l’imaginaire. » (Latouche, 2007 : 22)

Malaka Rached

Latouche, Serge. 2007 « Décroissance, plein-emploi et sortie de la société travailliste », Entropia, revue d'étude théorique et politique de la décroissance, no. 2, 2007, p. 11-23.






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