mercredi 4 décembre 2013

Que voulez-vous?

            Antoine Char, professeur à l’UQAM, propose dans un article du Journal Métro[1] une comparaison des techniques diplomatiques de Stephen Harper avec celles de quelques premiers ministres canadiens précédents. En effet, l’auteur met l’emphase sur la fin de la réputation de « courtier honnête » qu’entretenait le Canada jusqu’en 2006, où Harper a plutôt adopté, selon l’expression états-unienne, la « diplomatie du dollar », à laquelle il préfère « diplomatie économique » pour sa couleur moins péjorative. L’expression renvoie à la promotion prioritaire, dans les démarches de gouvernance, des intérêts commerciaux du pays par le biais des banquiers et des industriels. Évidemment, de nombreuses dérives morales sont à envisager de cette posture politique, notamment l’ignorance des violations des droits de l’Homme par la Chine afin d’y favoriser l’ouverture de nouveaux marchés.
La morale, dans l’optique de la diplomatie économique, est désuète. En effet, comme l’explique M. Harper, « qu’il y ait des « bons » et des « méchants » dans le monde, rien de nouveau […], et ce n’est plus au Canada d’être un arbitre impartial entre les deux ». Il semble donc que le Canada se défasse, sous le signe des Conservateurs, de son image de pacificateur et du « gentil de l’histoire » pour se consacrer au florissement des intérêts pécuniaires nationaux. Le Canada compte continuer à dénoncer certaines situations allant à l’encontre des droits de l’Homme dans le monde, mais seulement après une sélection des prises de positions à faibles répercussions économiques, comme celle, récente, du Sri Lanka (49e sur la liste des exportations canadiennes).
Char accorde à la diplomatie économique l’avantage de la clarté : écorcher l’image blanche du Canada des dernières décennies, avec les Casques bleus de l’ONU, est le dernier des soucis du gouvernement actuel, tant que l’économie du pays se porte bien.
L’une des grandes questions à se poser ici est : comment les Canadiens en sont-ils venus à choisir cette tangente, plutôt que de continuer de se présenter au monde en pacifistes et en médiateurs?
D’aucuns pourraient croire qu’il s’agisse, comme l’expliquent Naomi Klein et Avi Lewis dans le cas de l’Argentine[2], d’un espoir vieux des générations plus âgées en un changement politique pour le mieux de tous, qui serait légitimement né à l’époque des Trente Glorieuses et se serait transféré dans l’interprétation du discours électoral conservateur actuel.
Un élément vient cependant contredire cette hypothèse : le parti Conservateur a été réélu et est actuellement majoritaire au pays. Autre élément intrigant dans l’équation : il ne faut pas oublier que la posture prioritairement économique du parti s’applique aussi à l’intérieur des frontières nationales, promettant la poursuite d’une santé économique optimale et présentant un haut risque, comme on le voit par moultes actions et prises de positions gouvernementales, de dégradation de la qualité de vie des électeurs. Rappelons-en quelques exemples : l’opposition du parti au service de santé universel, les coupures dans l’assurance-emploi, le désir de remplacer le régime actuel de pension de retraite fédérale par le Pooled Registered Pension Plan (PRPP) basé sur les banques, les fonds mutuels et les compagnies d’assurance privées, les multiples coupures, entre autre en recherche scientifique et dans les organismes pour les droits des femmes, l’affaiblissement des réglementations de la nourriture en termes de pesticides, etc.[3] La population se trouve pour ainsi dire en plusieurs points désavantagée par cette vision de l’économie à tout prix. Ces exemples sont tout autant d’éléments qui ont contribué et contribuent encore aujourd’hui à précariser les conditions des travailleurs et le bien-être des Canadiens en général, dans l’objectif de libérer l’État de ses contributions à des institutions jugées insuffisamment rentables.
Le désir du peuple canadien, donc, de suivre le premier ministre Harper dans ses démarches, semble délibéré. Certains affirment que l’idéologie néolibérale comprend en elle-même l’idée qu’elle constitue la seule manière possible d’organiser une société, soit par la soumission totale de celle-ci aux lois du marché ; la perception des services publics en tant que fardeaux financiers joue probablement un rôle-clé dans l’idée très à droite selon laquelle l’État-Providence au Canada est un échec social dont il faut se remettre et que la prospérité à l’échelle fédérale est plus importante qu’au niveau social.
Latouche, enfin, prône dans son article sur la décroissance et la sortie de la société travailliste[4] de rediriger l’hégémonie sociale dominante vers une réduction du temps de travail afin de prioriser, plutôt, la croissance du bien-être du peuple au détriment, ou plutôt au ralentissement économique. La démarche, critiquée pour son manque de perspective, suggère malgré tout de reconsidérer des valeurs contemporaines telles que la productivité, la rentabilité, l’optimisation, le temps libre et les relations, ce qui la rend somme toute pertinente et même louable pour certains. Compte tenu de la nature de la société sur laquelle Latouche s’appuie comme point de départ, le réalisme du projet est néanmoins, effectivement, à revisiter.
Le point que je désire soulever par le présent billet est qu’en tant que société, nous devons nous poser collectivement la question que nous a si souvent posée Jean Chrétien : que voulons-nous?



[1] Char, Antoine. « La diplomatie canadienne au service du dollar », Journal le Métro, lundi 2 décembre 2013.
[2] La Toma. Dirigé par Avi Lewis. Perf. Naomi Klein et Avi Lewis. First Run Features/Icarus Films, 2004, DVD.
[3] Why Not Harper? Clear reasons you can discuss with anyone” Document consulté en ligne le 3 décembre 2013 : http://www.whynotharper.ca/
[4] Latouche, Serge. « Décroissance, plein-emploi et sortie de la société travailliste », Entropia, revue d’étude théorique et politique de la décroissance, no 2, 2007, p. 11-23.

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