dimanche 8 décembre 2013

L'autonomie au bas du toboggan

                La récente publication d’une étude menée par David A. Garvin, professeur à l’université d’Harvard[1], a su offrir au monde des affaires un regard neuf sur les stratégies managériales peu orthodoxes du géant numérique Google, ce qui s’est traduit par de multiples comptes-rendus au sein de journaux et magazines, dont le Business Insider[2].   On y apprend que pour surmonter des troubles structurels internes, l’entreprise a choisi de recourir à sa spécialité, soit ses techniques d’analyse empiriques utilisées quotidiennement dans la confection et l’opération de logiciels.  Par un réflexe professionnel prévisible, il s’avère que les ingénieurs de pointe embauchés parmi un bassin de candidats gigantesque soient pour le moins réticents à l’idée d’être soumis à une gestion directe par des supérieurs dont la seule tâche n’est que l’orientation cohésive de leurs tâches.  Le règlement de cette fâcheuse situation s’est soldé par la mise sur pied d’une équipe d’experts  devant enquêter par des méthodes quantitatives et qualitatives pour déterminer le profil du manager idéal tel que perçu par la base de l’entreprise.  Le Project Oxygen a su identifier après plusieurs mois huit traits précis éminemment désirables, qui se résument en une vision contagieuse du succès de l’équipe sans pour autant empiéter sur l’autonomie de chacun : 

A good manager:
1. Is a good coach
2. Empowers the team and does not micromanage 
3. Expresses interest in and concern for team members’ success and personal well-being
4. Is productive and results-oriented
5. Is a good communicator—listens and shares information
6. Helps with career development
7. Has a clear vision and strategy for the team
8. Has key technical skills that help him or her advise the team

                La question de l'autonomie est d’une importance cruciale pour la haute direction, car elle en a fait son fer de lance dès ses débuts en 1998.  Son slogan officieux «Don’t be evil», mystérieusement abandonné il y a quelques années, illustre la culture de l’entreprise fondée sur une distribution horizontale des effectifs faiblement hiérarchisés, la promotion de l’initiative individuelle créatrice et une certaine informalité liée une image de jeunesse sans cesse renouvelée.  Un tel mode d’organisation offre un contraste frappant avec les réaménagements généralisés selon la doctrine néo-libérale, où le cœur de l’entreprise est réduit à ses fonctions les plus fondamentales, typiquement de l’ordre décisionnel[3].  Au contraire, la division des postes en trois grands ensembles (ingénieurs, superviseurs et vice-présidents) offre très peu de mobilité au personnel qui tire plutôt son contentement de l’ampleur des projets à sa disposition.  Il n’y a donc rien de surprenant à ce que l’entreprise opte pour un apaisement de l’individualité forte de ses employés en puisant la légitimité du travail de ses gestionnaires dans leur propre discours, couverte sous la logique impartiale d’algorithmes familiers.  Par des questionnaires, entrevues et feuilles de pointage, l’équipe du Project Oxygen a parvenu à en extraire l’affirmation du bien-être qu’apporte un leader compétent et humain.  Si la méthodologie de la chose reste discutable en raison de la mission implicite donnée aux chercheurs, il s’agit néanmoins d’une tactique ingénieuse pour contrer les excès d’une gestion minimaliste portée vers le bonheur telle que prônée par Elton Mayo.  Une expérience tentée en 2002 où la chaîne de commande fut réduite à sa plus simple expression a renforcé l’impression de fragilité du modèle à long terme puisque Larry Page, l’un des pères fondateurs, était alors confronté à des peccadilles relationnelles journalières de parfaits inconnus.  


La jeunesse des bureaux de Zurich
                Or la suite du programme consiste en un revirement savoureux de la situation, car les superviseurs jouissant d’une nouvelle prestance dans cette entreprise aussi démocratisée et rationnelle que Google sont soumis à leur propre médecine en voyant leurs actions scrutées selon les huit indicateurs.   Les évaluations annuelles de performance sont dans leur cas combinées à des tests de la personnalité partiellement conduits par leurs subordonnés résultant en des séminaires correctifs en cas d’échec.  Sous le diktat d’une Vérité indéniable, les décideurs devront alors se conformer à un one best way formel, non seulement au regard de l’opération routinière de leur travail mais aussi de leur être en soi —icône pour l’ensemble de l’équipe, le leader se doit d’incarner l’excellence confiante.  Ce caractère autrefois difficilement défini et abandonné aux aléas du flair des recruteurs est maintenant figé pour maintenir le fin équilibre requis à la satisfaction des jeunes prodiges.  Il semble que même l’atmosphère de travail pétillante dégagée par les quartiers de Google ne soit pas exempte de certains ajustements désillusionnés. 



[1] GARVIN, David A., «How Google Sold Its Engineers on Management», Harvard Business Review, décembre 2013. En ligne au : <http://hbr.org/2013/12/how-google-sold-its-engineers-on-management/ar/1>, consulté le 7 décembre 2013.
[2] NISEN, Max, «How Google Convinced Its Engineers That Managers Matter», Business Insider, 28 novembre 2013. En ligne au : <http://www.businessinsider.com/google-engineering-management-2013-11>, consulté le 7 décembre 2013.
[3] DURAND, Jean-Pierre, «Les réformes structurelles de l’entreprise : l’intégration réticulaire et le flux tendu» dans La chaîne invisible, Travailler aujourd’hui : Flux tendu et servitude volontaire, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 189.

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