C’est parfois
dans le marginal, dans ce qui peut apparaître comme une aberration, que l’on
trouve les meilleures remises en question de l’ordre normal des choses. Le
magazine The Atlantic publiait cette semaine un excellent reportage sur la prison d’Angola, en Louisiane,
notable pour être à la fois la plus grande prison à sécurité maximale des
États-Unis, avec ses 6300 détenus dont la plupart sont condamnés à vie, et l’un
des camps de travail forcé les plus étrangement anachroniques que l’on puisse
trouver.
Angola fut fondée à l’époque de la Reconstruction sur ce
qui avait été avant la guerre civile une plantation de coton roulant sur l’esclavage.
Comme plusieurs établissements carcéraux fondés dans le Sud à l’époque, elle s’inscrivait dans un effort visant à récupérer le labeur perdu à travers
l’émancipation des esclaves grâce à un système légal qui forçait les anciens
esclaves dans des peines de péonage sous le prétexte d’une lutte contre le
vagabondage (Blackmon, 2008). C’est que le XIIIe Amendement, qui institua
l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, stipule : « Neither slavery nor
involuntary servitude, except as punishment for crime whereof the party
shall have been duly convicted, shall exist within the United States, or
any place subject to their jurisdiction. » (Congress, 2014) Du moment qu'un individu est reconnu coupable d'un crime, il devient d'une certaine façon « esclave de l'État ». Ainsi, 150 ans après la fin de
la guerre de Sécession, les prisonniers d'Angola sont soumis légalement au travail forcé
quotidien dans ces mêmes champs où les ont précédés les esclaves, payés parfois
aussi peu que deux cents (0,02$) de l’heure, sans la protection des lois du
travail, tout refus d’obtempérer étant puni. Évidemment les prisonniers ne sont
plus des esclaves, ni des ex-esclaves réduits au vagabondage puis emprisonnés,
mais plutôt des gens ayant commis des crimes graves, souvent des homicides.
L’objectif de la production n’est plus le même non plus, la prison ne visant
pas le profit, mais plutôt le rééquilibrage de son budget et la rationalisation des
activités à l’interne. La continuité du travail, presque la seule constante à
travers ces transformations, à l’exception peut-être d’une population toujours
à grande majorité afro-américaine, reste tout de même notable.
Il ne s’agit pas
ici d’une exception, les travaux forcés étant essentiellement universels, et
faisant partie intégrante du système carcéral. Les prisonniers, travailleurs
captifs au possible, travaillent par milliers à travers les États-Unis, parfois
à travers les institutions carcérales publiques, parfois au profit d’entreprises
carcérales privées, et représentent une part importante de la valeur de ce que
l’on a surnommé le « prison-industrial complex ». (Prison Policy Initiative, 2015) Derrière le
couvert de la juste rétribution, une ample industrie est fondée sur l’exploitation plus
ou moins féroce de la force de travail de criminels en tout genre. Les prisonniers n'ont à l'heure qu'il est aucun moyen de faire valoir leurs droits de travailleurs, et doivent accepter des conditions que l'on jugerait humainement indignes en sol libre.
Cela dit, le
travail des prisonniers ne s’inscrit pas simplement dans des logiques
d’exploitation économique, de justice punitive ou de rationalisation des
institutions carcérales. Pour Burl Cain, directeur de la prison d’Angola, le
travail permet d’assurer la paix et la discipline dans la prison. De pair avec
la religion, le travail est le pilier sur lequel il s’est fondé pour pacifier
avec succès, en quelques décennies, ce qui avait été l’une des prisons les plus
violentes du pays. Le travail et la religion produisent selon lui de la morale,
et les hommes moraux ne sont pas violents, mais disciplinés.
Dans ce
soubassement en apparence anachronique du labeur, les oppositions et
contradictions du travail – à la fois discipline et affirmation de soi,
soumission et rédemption, punition et accomplissement, porteur d’espoir et
d’aliénation (contradictions d’ailleurs toutes religieuses) – se retrouvent reproduites
et presque caricaturées tant elles sont marquées. Là où l’on pourrait difficilement concevoir d’un
rapport de force plus grand entre un travailleur et son
« employeur », un rapport presqu’identique à celui d’un esclave et de
son maître, là où l’on pourrait difficilement concevoir d’une dépossession plus
totale du produit d’un travail, l’effet du travail semble avoir été
l’apaisement et l’espoir, et non l’aliénation (à moins que ce ne soit la même
chose). Les images du documentaire présentent des prisonniers se disant reconnaissants de
la chance qui leur est donnée de s’accomplir et de se transformer dans le
travail allié à la religion. C’est là toute la complexité psychologique
du travail et des relations de travail qui est mise en évidence. L’exploitation,
même considérée sous l’angle de l’aliénation, peut sembler être sincèrement bienvenue par les exploités. Il
n’en demeure pas moins que le travail est à Angola utilisé foncièrement, et de
manière efficace, comme moyen disciplinaire.
Mais comment le
travail produit-il de la morale/discipline? Selon Foucault, dans Surveiller et punir, « le travail
pénal doit être conçu comme étant par lui-même une machinerie qui transforme le
détenu violent, agité, irréfléchi en une pièce qui joue son rôle avec une parfaite
régularité. […] Il est principe d’ordre et de régularité; par les
exigences qui lui sont propres, il véhicule, d’une manière insensible, les
formes d’un pouvoir rigoureux; il plie les corps à des mouvements réguliers, il
exclut l’agitation et la distraction, il impose une hiérarchie et une
surveillance qui sont d’autant mieux acceptées, et qui s’inscriront d’autant
plus profondément dans le comportement des condamnés, qu’elles font partie de
sa logique » (Foucault, 1975 : 281). Le travail pénal, par sa structure, serait ainsi
intrinsèquement disciplinaire. Si le travail forcé rend les prisonniers
dociles, alors comment comprendre le travail « libre », à l’extérieur
des murs?
Jusqu’à quel point
le travailleur libre est-il discipliné? Le travail a ici la frappante
particularité d’être sensé être à la fois punitif, forcé et disciplinaire à l’intérieur
des murs d’une prison, et normal, libre et libérateur à l’extérieur, la différence devant être expliquée presque par le
seul jeu des conditions de travail différentes. Pour Foucault la distinction
entre les institutions disciplinaires et le reste de la société est illusoire;
la société de contrôle impose au final ses normes de façon uniforme, et la
norme centrale des sociétés contemporaines est celle du travail. L’observation
des particularités du travail pénal nous invite à réfléchir aux propriétés
disciplinaires intrinsèques au travail libre et à reconsidérer sous un autre
angle la façon dont s’articulent tant les relations de travail que les institutions qui les encadrent.
Louis Cornelissen
BENNS, Whitney. « American Slavery, Reinvented », The Atlantic, 21 septembre 2015,
<http://www.theatlantic.com/business/archive/2015/09/prison-labor-in-america/406177/>,
consulté le 27 septembre 2015.
BLACKMON,
Douglas A. Slavery by Another Name: The
Re-Enslavement of Black Americans from the Civil War to World War II, New
York, Doubleday, 2008.
Congress.gov,
Constitution of the United States of America, 1er juillet
2014, <https://www.congress.gov/content/conan/pdf/GPO-CONAN-REV-2014.pdf>
FOUCAULT, Michel. Surveiller
et punir, Paris, Gallimard, 1975.
GOLDBERG,
Jeffrey. « The End of the Line : Rehabilitation and Reform in Angola
Penitentiary », The Atlantic, 9
septembre 2015, <http://www.theatlantic.com/politics/archive/2015/09/a-look-inside-angola-prison/404377/>,
consulté le 27 septembre 2015.
Prison
Policy Initiative, « Section III: The prison economy », <http://www.prisonpolicy.org/prisonindex/prisonlabor.html>,
consulté le 27 septembre 2015.
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