lundi 28 septembre 2015

Si le travail forcé rend les prisonniers dociles, quel travail rend libre?



C’est parfois dans le marginal, dans ce qui peut apparaître comme une aberration, que l’on trouve les meilleures remises en question de l’ordre normal des choses. Le magazine The Atlantic publiait cette semaine un excellent reportage sur la prison d’Angola, en Louisiane, notable pour être à la fois la plus grande prison à sécurité maximale des États-Unis, avec ses 6300 détenus dont la plupart sont condamnés à vie, et l’un des camps de travail forcé les plus étrangement anachroniques que l’on puisse trouver.

Angola fut fondée à l’époque de la Reconstruction sur ce qui avait été avant la guerre civile une plantation de coton roulant sur l’esclavage. Comme plusieurs établissements carcéraux fondés dans le Sud à l’époque, elle s’inscrivait dans un effort visant à récupérer le labeur perdu à travers l’émancipation des esclaves grâce à un système légal qui forçait les anciens esclaves dans des peines de péonage sous le prétexte d’une lutte contre le vagabondage (Blackmon, 2008). C’est que le XIIIe Amendement, qui institua l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, stipule : « Neither slavery nor involuntary servitude, except as punishment for crime whereof the party shall have been duly convicted, shall exist within the United States, or any place subject to their jurisdiction. » (Congress, 2014) Du moment qu'un individu est reconnu coupable d'un crime, il devient d'une certaine façon « esclave de l'État ». Ainsi, 150 ans après la fin de la guerre de Sécession, les prisonniers d'Angola sont soumis légalement au travail forcé quotidien dans ces mêmes champs où les ont précédés les esclaves, payés parfois aussi peu que deux cents (0,02$) de l’heure, sans la protection des lois du travail, tout refus d’obtempérer étant puni. Évidemment les prisonniers ne sont plus des esclaves, ni des ex-esclaves réduits au vagabondage puis emprisonnés, mais plutôt des gens ayant commis des crimes graves, souvent des homicides. L’objectif de la production n’est plus le même non plus, la prison ne visant pas le profit, mais plutôt le rééquilibrage de son budget et la rationalisation des activités à l’interne. La continuité du travail, presque la seule constante à travers ces transformations, à l’exception peut-être d’une population toujours à grande majorité afro-américaine, reste tout de même notable.

Il ne s’agit pas ici d’une exception, les travaux forcés étant essentiellement universels, et faisant partie intégrante du système carcéral. Les prisonniers, travailleurs captifs au possible, travaillent par milliers à travers les États-Unis, parfois à travers les institutions carcérales publiques, parfois au profit d’entreprises carcérales privées, et représentent une part importante de la valeur de ce que l’on a surnommé le « prison-industrial complex ». (Prison Policy Initiative, 2015) Derrière le couvert de la juste rétribution, une ample industrie est fondée sur l’exploitation plus ou moins féroce de la force de travail de criminels en tout genre. Les prisonniers n'ont à l'heure qu'il est aucun moyen de faire valoir leurs droits de travailleurs, et doivent accepter des conditions que l'on jugerait humainement indignes en sol libre.

Cela dit, le travail des prisonniers ne s’inscrit pas simplement dans des logiques d’exploitation économique, de justice punitive ou de rationalisation des institutions carcérales. Pour Burl Cain, directeur de la prison d’Angola, le travail permet d’assurer la paix et la discipline dans la prison. De pair avec la religion, le travail est le pilier sur lequel il s’est fondé pour pacifier avec succès, en quelques décennies, ce qui avait été l’une des prisons les plus violentes du pays. Le travail et la religion produisent selon lui de la morale, et les hommes moraux ne sont pas violents, mais disciplinés.

Dans ce soubassement en apparence anachronique du labeur, les oppositions et contradictions du travail – à la fois discipline et affirmation de soi, soumission et rédemption, punition et accomplissement, porteur d’espoir et d’aliénation (contradictions d’ailleurs toutes religieuses) – se retrouvent reproduites et presque caricaturées tant elles sont marquées. Là où l’on pourrait difficilement concevoir d’un rapport de force plus grand entre un travailleur et son « employeur », un rapport presqu’identique à celui d’un esclave et de son maître, là où l’on pourrait difficilement concevoir d’une dépossession plus totale du produit d’un travail, l’effet du travail semble avoir été l’apaisement et l’espoir, et non l’aliénation (à moins que ce ne soit la même chose). Les images du documentaire présentent des prisonniers se disant reconnaissants de la chance qui leur est donnée de s’accomplir et de se transformer dans le travail allié à la religion. C’est là toute la complexité psychologique du travail et des relations de travail qui est mise en évidence. L’exploitation, même considérée sous l’angle de l’aliénation, peut sembler être sincèrement bienvenue par les exploités. Il n’en demeure pas moins que le travail est à Angola utilisé foncièrement, et de manière efficace, comme moyen disciplinaire.

Mais comment le travail produit-il de la morale/discipline? Selon Foucault, dans Surveiller et punir, « le travail pénal doit être conçu comme étant par lui-même une machinerie qui transforme le détenu violent, agité, irréfléchi en une pièce qui joue son rôle avec une parfaite régularité. […] Il est principe d’ordre et de régularité; par les exigences qui lui sont propres, il véhicule, d’une manière insensible, les formes d’un pouvoir rigoureux; il plie les corps à des mouvements réguliers, il exclut l’agitation et la distraction, il impose une hiérarchie et une surveillance qui sont d’autant mieux acceptées, et qui s’inscriront d’autant plus profondément dans le comportement des condamnés, qu’elles font partie de sa logique » (Foucault, 1975 : 281). Le travail pénal, par sa structure, serait ainsi intrinsèquement disciplinaire. Si le travail forcé rend les prisonniers dociles, alors comment comprendre le travail « libre », à l’extérieur des murs?

Jusqu’à quel point le travailleur libre est-il discipliné? Le travail a ici la frappante particularité d’être sensé être à la fois punitif, forcé et disciplinaire à l’intérieur des murs d’une prison, et normal, libre et libérateur à l’extérieur, la différence devant être expliquée presque par le seul jeu des conditions de travail différentes. Pour Foucault la distinction entre les institutions disciplinaires et le reste de la société est illusoire; la société de contrôle impose au final ses normes de façon uniforme, et la norme centrale des sociétés contemporaines est celle du travail. L’observation des particularités du travail pénal nous invite à réfléchir aux propriétés disciplinaires intrinsèques au travail libre et à reconsidérer sous un autre angle la façon dont s’articulent tant les relations de travail que les institutions qui les encadrent.

Louis Cornelissen


BENNS, Whitney. « American Slavery, Reinvented », The Atlantic, 21 septembre 2015, <http://www.theatlantic.com/business/archive/2015/09/prison-labor-in-america/406177/>, consulté le 27 septembre 2015.

BLACKMON, Douglas A. Slavery by Another Name: The Re-Enslavement of Black Americans from the Civil War to World War II, New York, Doubleday, 2008.

Congress.gov, Constitution of the United States of America, 1er juillet 2014, <https://www.congress.gov/content/conan/pdf/GPO-CONAN-REV-2014.pdf>
 
FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

GOLDBERG, Jeffrey. « The End of the Line : Rehabilitation and Reform in Angola Penitentiary », The Atlantic, 9 septembre 2015, <http://www.theatlantic.com/politics/archive/2015/09/a-look-inside-angola-prison/404377/>, consulté le 27 septembre 2015.

Prison Policy Initiative, « Section III: The prison economy », <http://www.prisonpolicy.org/prisonindex/prisonlabor.html>, consulté le 27 septembre 2015.

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