mercredi 9 septembre 2015

Le travail sur appel, quelles considérations?


     Dans la foulée de la journée de la fête du Travail, il est opportun de discuter d'enjeux actuels et de l'évolution du travail et de ses conditions ainsi que de syndicalisme. Ainsi, en date du sept septembre, de nombreuses dépêches dans les différents journaux canadiens et états-uniens ont abordé ces questions. Celle ayant retenu notre attention se titrait Fête du Travail: la précarité grandissante des travailleurs est dénoncée (Radio-Canada). Il est mentionné dans cette une que de nombreuses personnes ont défilé dans les maritimes afin de dénoncer les abus entrainés par les modalités du travail sur appel.
 
     L'article mentionne que les employéEs de certains secteurs en font davantage les frais tels que « les secteurs de la vente au détail et des services, comme les comptoirs de restauration rapide» (Radio-Canada, 2015). Concrètement, le travail sur appel impose aux travailleuses et travailleurs de téléphoner leur employeur afin de savoir si leurs services sont requis ou non. À première vue, plusieurs auront l'impression que ce type de pratique n'entraine en rien des conditions misérables. En effet, passer un coup de fil tôt le matin afin de savoir si vous devez vous diriger au boulot ou si vous disposez de votre journée peut même sembler être une condition plutôt intéressante si elle est réfléchie en termes de flexibilité.  

     Il est primordial de s'interroger sur les possibles dérives que ces pratiques de gestion des ressources humaines peuvent entrainer. Nous entrevoyons trois types possibles de dérives. Le premier est de l'ordre de ce que nous pourrions nommer la « sur» disponibilité ou ce que Bourdieu (1998) qualifierait de « surinvestissement dans le travail» (p. 13). L'un des constats tient au fait que le travail sur appel implique souvent l'absence d'un nombre d'heures garanties. En effet, de plus en plus d'employeurs embauchent sans pouvoir assurer la possibilité d'obtenir un poste voire un horaire stable à court ou moyen terme. Ainsi, afin de s'assurer de travailler un nombre raisonnable d'heures pour subvenir à leurs besoins,  une part importante des employéEs nouvellement embauchéEs s'impose ce qu'il convient d'appeler une disponibilité totale. Jour, soir, nuit, fin de semaine, heures supplémentaires, face à l'incertitude, il vaut mieux accepter ce que l'on nous offre plutôt que de vivre sans les fonds suffisants. Dans certains cas, cela va jusqu'à se rendre disponible à plusieurs endroits. Nous entendons par plusieurs endroits deux réalités distinctes. D'une part, il s'agit d'être disponible dans plusieurs succursales, établissements, d'un même employeur. Cette réalité va généralement de pair avec l'augmentation, parfois drastique, de la distance à parcourir et donc du temps de voyagement. D'autre part, par peur ou par constat d'un manque d'heures, un individu peut se voir contraint d'occuper le même statut auprès d'employeurs multiples. Dans ce cas, il devient encore plus difficile de coordonner ses disponibilités et ses horaires. Les journées de travail peuvent être doubles tout en conservant un taux horaire simple. Ou alors, le voyagement peut être effarant malgré des délais pouvant être restreints.       

      Le second type de dérives est d'ordre personnel et familial. D'abord, en ce qui concerne les conciliations travail-famille, il est certain que le travail sur appel peut entrainer un certain nombre de problèmes que nous pourrions qualifier de logistiques. Toute personne ayant à sa charge une autre personne -enfant(s), aînéE(s), personne(s) non autonome(s)- aura, nous présumons, de la difficulté à gérer le fait de devoir trouver «unE gardienNe » puis de se rendre au travail dans les plus brefs délais. Dans un autre ordre d'idées, entre examens, travaux d'équipes, cours et études, les personnes aux études se trouveront dans l'obligation de faire des choix qui les positionneront dans une situation plutôt délicate. Il s’agit de sacrifier des heures de travail et possiblement se positionner dans une précarité financière, ou alors, de s’absenter des cours et d’être dans l’obligation d’effectuer un rattrapage. Cette situation ne favorise certainement pas la réussite scolaire. Par ailleurs, la possibilité d’avoir des engagements devient de moins en moins envisageable. Qu’il s’agisse de cours extrascolaires, de bénévolat, d’implication sportive, il est réaliste de croire que les personnes risquent de s’y soustraire. De deux choses l’une, la peur de ne pas avoir les ressources pécuniaires nécessaires peut constituer un frein à la participation. Puis, la croyance, réelle ou fictive de devoir s’absenter à plusieurs occasions peut décourager les gens de s’inscrire. Cela engendrera nécessairement un certain retrait de la vie sociale. En ce qui concerne le volet social, il faut également noter qu’il sera de plus en plus difficile de créer des relations de proximité ainsi que des liens d’amitié avec les collègues. En effet, les horaires instables, les changements de lieux ainsi que le cumul d’emplois peuvent engendrer une situation où les gens ne sont jamais exposés aux mêmes personnes et où les activités hors travail qui permettent de tisser des liens deviennent superflues.

     Finalement, le dernier volet concerne plutôt la gestion des employeurs. Le travail sur appel a pour conséquence d’introduire une nouvelle catégorie de travailleuses et de travailleurs, précaires, que nous pourrions considérer comme étant en périphérie (Castells 1998). En contrepartie de leurs homologues au centre –titulaires de poste, temps plein- les personnes en périphérie se voient exclues de nombreux avantages. En plus d’avoir un nombre d’heures inférieur; les vacances, les assurances, les congés de maladie, les journées de bénévolats, l’adhésion à un syndicat, constitue une énumération non exhaustive des bénéfices desquels ils sont la plupart du temps excluEs. Si le travail sur appel semble devenu aussi attrayant pour les entreprises, c’est certainement parce qu’il permet de réduire les dépenses et donc d’augmenter les profits. D’une part, il permet d’économiser sur les bénéfices énumérés ci-haut qu’il n’octroie pas aux temps partiels. D’autre part, celui-ci permet de rentabiliser au maximum chaque effectif en fonction des besoins quotidiens de l’entreprise. Dans cet esprit, il ne serait pas surprenant que les entreprises poussent la logique. Se pourrait-il que les employéEs se voient contraintEs d’appeler plusieurs fois par jour? En fonction des quarts de travail ou des périodes d’achalandages? Les quarts de travail pourraient-ils se voir réduits, dans une proportion beaucoup plus importante, au minimum autorisé par les normes du travail? Ainsi, le nombre de travailleuses et de travailleurs du centre pourrait être limité au strict minimum. Les heures de travail devenant synonymes de denrées rares et les avantages sociaux étant constamment limités à un nombre réduit de personnes, l’employeur disposera d’un contrôle notable sur les travailleuses et les travailleurs. Cette réalité n’est pas sans rappeler ce que Dardot et Laval nomment la discipline  (Dardot et Laval 2009). Les employéEs pâtiront de la situation puisqu’afin de travailler le plus d’heures possibles, ils resteront à la maison afin d’être certain de ne pas manquer «l’appel au travail ».       

Références :    

Bourdieu, Pierre. Mars 1998. « L’essence du néolibéralisme », Le Monde diplomatique, Paris, p. 11-15.

Castells, Manuel. 1998. « La transformation du travail et de l’emploi. Travail en réseau, chômage et travail flexible» dans La sociétét en réseaux. L’ère de l’information, Fayard, Paris. Pp. 267-280; 307-322.

Dardot et Laval. 2009. « Discipline (1) : un nouveau système de disciplines» et «Discipline (3) : la gestion néolibérale de l’entreprise», dans La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, La découverte, Paris. Pp. 299-306; 309-314.

 

 

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