mercredi 5 octobre 2016

Libraire ou commis en librairie?


           L'achat de la librairie Olivieri par le groupe Renaud-Bray[1] la semaine dernière m'a fait réfléchir sur l'avenir du métier de libraire au Québec. Qu'elles soient indépendantes ou succursales d'une grande chaîne, les librairies se donnent une mission de « diffusion de la culture », comme mentionné à la fois sur le site web de la chaîne Renaud-Bray[2] ainsi que sur celui de l'Association des libraires du Québec[3]. Toutefois, en l'absence d'une formation de libraire reconnue par le Ministère de l'Éducation du Québec, la définition de l'emploi de libraire variera selon les besoins de la librairie pour laquelle il travaille.

            C'est à se demander si les libraires sont toujours considérés comme étant des travailleurs qualifiés et, si oui, quelles sont ces qualifications. La distinction faite dans le texte de Yerochewski et al.[4] entre la qualification des personnes, mesurable par le niveau d'éducation et la qualification de l'emploi, relative aux exigences des entreprises est éclairante à ce sujet. Être libraire réfère-t-il à un ou des diplômes en particulier, ou plutôt aux exigences des librairies? En l'absence de formation reconnue, il faudrait se tourner vers la deuxième option. Cependant, en observant les offres d'emploi en librairie, il n'est pas vraiment possible d'établir un profil du libraire, puisque les tâches autant que les exigences peuvent varier d'une librairie à l'autre. Une bonne connaissance des livres et une culture générale sont des exigences qui reviennent souvent dans les offres d'emploi des libraires, mais cette connaissance est difficilement mesurable. Pour avoir travaillé pour Archambault, je sais qu'un questionnaire visant à vérifier les connaissances des futurs employés est effectué à l'entrevue, mais d'autres librairies comme Renaud-Bray demanderont un diplôme d'études collégiales. Du côté des librairies indépendantes, par exemple chez Raffin, un baccalauréat en littérature peut être requis pour être embauché.

            Le problème est que, si une librairie ne demande pas d'exigences claires par rapport à la connaissance des livres, c'est qu'elle ne peut reconnaître économiquement ces compétences chez ses employés. Si Renaud-Bray ou Archambault ne différencient pas un DEC en lettres de n'importe quel autre DEC, c'est que ces entreprises ne considèrent pas qu'une formation en littérature est nécessaire pour effectuer les tâches de leurs libraires. Un libraire devient alors un simple commis en librairie, et son salaire va de pair avec la formation minimale demandée, c'est-à-dire de 11,10$ à 13,38$ de l'heure selon l'expérience[5], ce qui est à peine au-dessus du salaire minimum. Quelle est donc cette expérience? Puisqu'elle ne réfère clairement pas à la connaissance du livre, elle doit être relative au service à la clientèle des dits libraires.

            Le fait est que les libraires des grandes chaînes de librairies ne sont pas considérés comme des travailleurs qualifiés en littérature puisqu'ils n'ont pas besoin de l'être. Les livres se vendent d'eux-mêmes par des étiquettes indiquant une valeur sûre, un pur divertissement pour tous, garanti par la maison mère, la dernière instance. Leur possibilité d'avancement la plus près, leur façon de se rapprocher du centre de l'entreprise au sens de Durand[6], est de devenir gestionnaire, c'est-à-dire gérer les employés sous-eux dans la hiérarchie en leur faisant exécuter les tâches distribuées par les directeurs de magasin et autres cadres supérieurs. Pour arriver à se rapprocher de ce centre, les employés sont autocontrôlés, au sens de Dardot et Laval[7], à répondre aux besoins du client par des évaluations bi-annuelles dans lesquelles ils doivent eux-mêmes mentionner à leur supérieur direct les aptitudes qu'ils voudraient améliorer. Les grandes chaînes de librairies cherchent des travailleurs qui s'amélioreront d'eux-mêmes à la fois en service à la clientèle et par rapport à leurs connaissances du livre. Les libraires deviennent disciplinés à accroître leur culture littéraire en-dehors de leurs heures de travail pour répondre aux exigences de l'entreprise.

            Si le libraire constitue la librairie indépendance de par toutes les tâches qu'il effectue par rapport à l'approvisionnement de livres et par les contacts qu'il entretient avec les fournisseurs et le milieu de l'édition, le libraire de la chaîne n'est qu'un commis aux ventes. La fragmentation des tâches du libraire à travers les différents édifices et départements de la chaîne de librairies mène à la dissolution du métier de libraire pour donner naissance à des cadres, directeurs, gérants et commis de librairie. En considérant la part de marché qu'occupent les chaînes de librairies dans les ventes de livres neufs en librairies, c'est-à-dire près de 50% des ventes pour 2014[8], il est possible de croire que l'Association des libraires du Québec devra redoubler d'efforts pour professionnaliser le métier. Voir des acteurs comme Olivieri se faire racheter par un gros joueur comme Renaud-Bray fait toujours perdre un peu d'espoir que le métier de libraire soit un jour reconnu comme essentiel pour le milieu littéraire. Peut-être faudra-t-il une formation reconnue nationalement, comme en France[9], pour que les libraires obtiennent la reconnaissance sociale et économique qui devrait aller avec leur métier.

Catherine Villeneuve


[1] Orfali, Philippe. « Renaud-Bray met la main sur Olivieri ». Le Devoir, 22 septembre 2016. http://www.ledevoir.com/culture/livres/480589/renaud-bray-met-la-main-sur-olivieri.
[2] Renaud-Bray. « Notre mission ». Renaud-Bray. Consulté le 5 octobre 2016. http://www.renaud-bray.com/mission.aspx.
[3] Association des libraires du Québec. « À propos ». Consulté le 5 octobre 2016. http://www.alq.qc.ca/_a-propos/mission-et-historique.html.
[4] Yerochewski, Carole, E. Galerand, F. Lesemann, Y. Noiseux, S. Soussi et L. St-Germain. «Non qualifié les travailleurs pauvres ?», dans La crise des emplois non qualifiés
(sous la direction de S. Amine). Montréal: Presses internationales polytechnique. Pp. 125-155.
[5] « Emploi | Libraire | Saint-Jérôme, Québec | Renaud-Bray ». Consulté le 5 octobre 2016. http://www.jobillico.com/fr/offre-d-emploi/renaud-bray/libraire/973442.
[6] Durand, Jean-Pierre. 2004. « Introduction » et « Fragmentation des marchés du travail et mobilisation des salariés », dans La chaîne invisible, travailler aujourd’hui: flux tendu et servitude volontaire, Éditions du Seuil, Paris. Pp.11-18;175-206.
[7] Dardot, Pierre et Christian Laval. 2009. « Discipline (1) : un nouveau système de disciplines» et «Discipline (3) : la gestion néolibérale de l’entreprise», dans La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris. Pp. 299-306; 309-314.
[8] Allaire, Benoit. « Les ventes de lives en 2014 ». Édité par Observatoire de la culture et des communications du Québec. Optique culture, no 43. Consulté le 5 octobre 2016. http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/culture/bulletins/optique-culture-43.pdf.
[9] Chabot, Caroline. « «J’aurais voulu être un libraire» – Articles – Sur le livre – Revue Les libraires ». Les libraires, 25 octobre 2005. http://revue.leslibraires.ca/articles/sur-le-livre/j-aurais-voulu-etre-un-libraire.

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