L'achat de la librairie Olivieri
par le groupe Renaud-Bray[1]
la semaine dernière m'a fait réfléchir sur l'avenir du métier de libraire au
Québec. Qu'elles soient indépendantes ou succursales d'une grande chaîne, les
librairies se donnent une mission de « diffusion de la culture »,
comme mentionné à la fois sur le site web de la chaîne Renaud-Bray[2]
ainsi que sur celui de l'Association des libraires du Québec[3].
Toutefois, en l'absence d'une formation de libraire reconnue par le Ministère
de l'Éducation du Québec, la définition de l'emploi de libraire variera selon
les besoins de la librairie pour laquelle il travaille.
C'est à se demander si les libraires sont toujours
considérés comme étant des travailleurs qualifiés et, si oui, quelles sont ces
qualifications. La distinction faite dans le texte de Yerochewski et al.[4]
entre la qualification des personnes, mesurable par le niveau d'éducation et la
qualification de l'emploi, relative aux exigences des entreprises est
éclairante à ce sujet. Être libraire réfère-t-il à un ou des diplômes en
particulier, ou plutôt aux exigences des librairies? En l'absence de formation
reconnue, il faudrait se tourner vers la deuxième option. Cependant, en
observant les offres d'emploi en librairie, il n'est pas vraiment possible
d'établir un profil du libraire, puisque les tâches autant que les exigences
peuvent varier d'une librairie à l'autre. Une bonne connaissance des livres et
une culture générale sont des exigences qui reviennent souvent dans les offres
d'emploi des libraires, mais cette connaissance est difficilement mesurable.
Pour avoir travaillé pour Archambault, je sais qu'un questionnaire visant à
vérifier les connaissances des futurs employés est effectué à l'entrevue, mais
d'autres librairies comme Renaud-Bray demanderont un diplôme d'études
collégiales. Du côté des librairies indépendantes, par exemple chez Raffin, un
baccalauréat en littérature peut être requis pour être embauché.
Le problème est que, si une librairie ne demande pas
d'exigences claires par rapport à la connaissance des livres, c'est qu'elle ne
peut reconnaître économiquement ces compétences chez ses employés. Si
Renaud-Bray ou Archambault ne différencient pas un DEC en lettres de n'importe
quel autre DEC, c'est que ces entreprises ne considèrent pas qu'une formation en
littérature est nécessaire pour effectuer les tâches de leurs libraires. Un
libraire devient alors un simple commis en librairie, et son salaire va de pair
avec la formation minimale demandée, c'est-à-dire de 11,10$ à 13,38$ de l'heure
selon l'expérience[5],
ce qui est à peine au-dessus du salaire minimum. Quelle est donc cette
expérience? Puisqu'elle ne réfère clairement pas à la connaissance du livre,
elle doit être relative au service à la clientèle des dits libraires.
Le fait est que les libraires des grandes chaînes de
librairies ne sont pas considérés comme des travailleurs qualifiés en
littérature puisqu'ils n'ont pas besoin de l'être. Les livres se vendent
d'eux-mêmes par des étiquettes indiquant une valeur sûre, un pur divertissement
pour tous, garanti par la maison mère, la dernière instance. Leur possibilité
d'avancement la plus près, leur façon de se rapprocher du centre de
l'entreprise au sens de Durand[6],
est de devenir gestionnaire, c'est-à-dire gérer les employés sous-eux dans la
hiérarchie en leur faisant exécuter les tâches distribuées par les directeurs
de magasin et autres cadres supérieurs. Pour arriver à se rapprocher de ce
centre, les employés sont autocontrôlés, au sens de Dardot et Laval[7],
à répondre aux besoins du client par des évaluations bi-annuelles dans
lesquelles ils doivent eux-mêmes mentionner à leur supérieur direct les
aptitudes qu'ils voudraient améliorer. Les grandes chaînes de librairies
cherchent des travailleurs qui s'amélioreront d'eux-mêmes à la fois en service
à la clientèle et par rapport à leurs connaissances du livre. Les libraires
deviennent disciplinés à accroître leur culture littéraire en-dehors de leurs
heures de travail pour répondre aux exigences de l'entreprise.
Si le libraire constitue la librairie indépendance de par
toutes les tâches qu'il effectue par rapport à l'approvisionnement de livres et
par les contacts qu'il entretient avec les fournisseurs et le milieu de
l'édition, le libraire de la chaîne n'est qu'un commis aux ventes. La
fragmentation des tâches du libraire à travers les différents édifices et
départements de la chaîne de librairies mène à la dissolution du métier de
libraire pour donner naissance à des cadres, directeurs, gérants et commis de
librairie. En considérant la part de marché qu'occupent les chaînes de
librairies dans les ventes de livres neufs en librairies, c'est-à-dire près de
50% des ventes pour 2014[8],
il est possible de croire que l'Association des libraires du Québec devra
redoubler d'efforts pour professionnaliser le métier. Voir des acteurs comme
Olivieri se faire racheter par un gros joueur comme Renaud-Bray fait toujours
perdre un peu d'espoir que le métier de libraire soit un jour reconnu comme
essentiel pour le milieu littéraire. Peut-être faudra-t-il une formation
reconnue nationalement, comme en France[9],
pour que les libraires obtiennent la reconnaissance sociale et économique qui
devrait aller avec leur métier.
Catherine Villeneuve
[1] Orfali, Philippe. « Renaud-Bray
met la main sur Olivieri ». Le Devoir, 22 septembre 2016.
http://www.ledevoir.com/culture/livres/480589/renaud-bray-met-la-main-sur-olivieri.
[2] Renaud-Bray. « Notre
mission ». Renaud-Bray. Consulté le 5 octobre 2016. http://www.renaud-bray.com/mission.aspx.
[3] Association des libraires du Québec. « À propos ».
Consulté le 5 octobre 2016.
http://www.alq.qc.ca/_a-propos/mission-et-historique.html.
[4] Yerochewski, Carole, E. Galerand, F.
Lesemann, Y. Noiseux, S. Soussi et L. St-Germain. «Non qualifié les
travailleurs pauvres ?», dans La crise des emplois non qualifiés
(sous la
direction de S. Amine). Montréal: Presses internationales polytechnique. Pp.
125-155.
[5] « Emploi | Libraire | Saint-Jérôme, Québec |
Renaud-Bray ». Consulté le 5 octobre 2016.
http://www.jobillico.com/fr/offre-d-emploi/renaud-bray/libraire/973442.
[6] Durand,
Jean-Pierre. 2004. « Introduction » et « Fragmentation des
marchés du travail et mobilisation des salariés », dans La chaîne
invisible, travailler aujourd’hui: flux tendu et servitude volontaire, Éditions
du Seuil, Paris. Pp.11-18;175-206.
[7] Dardot, Pierre et Christian Laval.
2009. « Discipline (1) : un nouveau système de disciplines» et «Discipline (3)
: la gestion néolibérale de l’entreprise», dans La nouvelle raison du monde :
essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris. Pp. 299-306; 309-314.
[8] Allaire, Benoit. « Les ventes
de lives en 2014 ». Édité par Observatoire de la culture et des
communications du Québec. Optique culture, no 43. Consulté le
5 octobre 2016.
http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/culture/bulletins/optique-culture-43.pdf.
[9] Chabot, Caroline. « «J’aurais
voulu être un libraire» – Articles – Sur le livre – Revue Les libraires ».
Les libraires, 25 octobre 2005. http://revue.leslibraires.ca/articles/sur-le-livre/j-aurais-voulu-etre-un-libraire.
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