dimanche 30 octobre 2016

Comment combattre le système à coup de micro-contestations : Guide de survie des emplois en restauration rapide


« [L]’efficacité d’une organisation est le résultat de l’intervention humaine et non le fruit du respect des règles bureaucratiques formelles » (Terssac, cité dans Bernard, 2005 : 185) : cette phrase placée en conclusion d’un article fut l’un de mes premiers contacts avec la sociologie. À l’époque, je travaillais à temps plein dans un restaurant à service rapide. Je m’étais inscrit à deux cours à l’université dans la stratégie de pallier un manque budgétaire à gagner ; les Prêts et bourses (AFE), programme d’Aide financière aux études du Gouvernement, devenaient un bon moyen d’aller chercher les quelques dollars manquants. Dans cet article que nous devions lire, Bernard rapporte ses conclusions d’une enquête effectuée auprès des caissiers et caissières d’un supermarché. Il se rendait bien compte que, même si toutes les tâches se rationalisaient et s’informatisaient pour rendre l’emploi de plus en plus facile, il en restait que les employés-ées travaillaient avec des clients qui eux, bien évidemment, échappaient totalement à cette logique de rationalisation. La compétence des employés lui apparaissait donc être le principal agent de productivité et du bon fonctionnement de l’entreprise (tels que l’entendent les patrons). En effet, ceux-ci doivent gérer un double flux : premièrement celui des clients et clientes (certains-aines plus lents, d’autres, plus perdus-ues, d’autres, plus pressés-ées) et deuxièmement la vitesse d’exécution qui leur est demandée (nombre d’articles à la minute). Car au contraire de la chaîne de montage en usine, le tapis roulant d’une épicerie est contrôlé par l’employé-ée, ce qui rend difficile pour les patrons d’accélérer la vitesse d’exécution de ses employés-ées lorsqu’il le désire simplement en appuyant sur un bouton. C’est donc dans l’articulation de ces deux flux que la productivité d’une entreprise se dessine. De plus, l’auteure observe que les caissiers-ères, dont l’emploi fait l’objet d’une quête incessante de rationalisation des tâches et de flexibilisation d’emploi, ont difficilement accès à une quelconque forme de syndicalisation. Or, la contestation existe tout de même, mais sous une forme différente : elle se traduit par des micro-actions et micro-stratégies, c’est-à-dire par l’exploitation des failles du système qui s’impose à eux.

Mon emploi m’apparaissait très similaire à ce que Bernard observait : dans un restaurant rapide, tout, mais absolument tout, est sujet à rationalisation ! C’est ainsi que la caisse enregistreuse nous rappelle notre script ; les pâtisseries arrivent surgelées au restaurant (les pâtissiers-ères ne font que les passer au four) ; les cafés spécialisés (cappuccino, latté, etc.) arrivent en poudre ; les temps de service sont comptabilisés à la seconde près (un classement des moyennes cumulées des vitesses des employés-ées est ensuite comptabilisé) ; et j’en passe ! Une idée m’est alors venue : si, comme le propose Terssac, « l’efficacité d’une organisation est le résultat de l’intervention humaine », elle devient alors facilement sabotable lorsqu’il en est nécessaire !

Les employés-ées, lorsqu’ils et elles s’organisent, peuvent facilement créer une pression suffisante sur l’administration d’une entreprise pour influencer les décisions. Les patrons peuvent bien tenter de rationaliser au maximum les tâches, mais puisqu’une grande part de l’efficacité est détenue par les employés (les seuls à créer une réelle plus-value), un consensus entre ceux-ci pour réduire la cadence de travail, pour exécuter certaines tâches (lavage des machines, cash down, etc.) dans un moment d’achalandage, ne pas respecter le moment ou l’ordre des pauses (l’ordre et le moment dans lequel les employés prennent leurs pauses), peut s’avérer catastrophique dans l’organisation d’une entreprise. Autrement dit, plus le système est complexe, plus les failles semblent se révéler d’elles-mêmes et peuvent être exploitées avec efficacité. Bien que le syndicalisme reste selon moi la voie à privilégier afin de construire un rapport de force, c’est à partir de micro-contestations, lorsque la situation l’exige, que les employés-ées se soudent les uns-unes aux autres dans un mouvement de contestation et créent un contrepoids efficace.

Pour en revenir à l’histoire du restaurent, laissez-moi vous confirmer qu’il n’a jamais été facile de faire valoir ses droits ! La moindre contestation apparente était aussitôt réprimandée, et ce, la plupart du temps par une baisse drastique des heures de travail. Or, s’il y a une chose de j’ai apprise et dont je reste toujours convaincu, c’est qu’il ne faut jamais négliger les gestes de soutient envers les constations de ses collègues, car c’est par ceux-ci que l’on tisse au quotidien une solidarité solide dans son lieu de travail ; et lorsque le moment l’exige, c’est cette solidarité « mécanique » qui permettra un mouvement de contestation plus large et plus fort. Ainsi, chaque fois que j’en avais l’occasion, j’accompagnais mes collègues dans leurs revendications, et j'encourageais les autres à en faire de même. Ces micro-contestations, lorsqu’elles se généralisaient, paralysaient complètement le fonctionnement de l’organisation. Non, nous n’avons pas eu gain de cause toutes les fois, mais rapidement un rapport de force s’est installé en notre faveur.  

Olivier Gentil- 

Bibliographie

-Bernard, Sophie (2005), « Le temps de l’activité de caissière : entre logique productive et logique de service », Sociologie du travail, vol. 47, n°2, p. 170-187.

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