«
[L]’efficacité d’une organisation est le résultat de l’intervention humaine et
non le fruit du respect des règles bureaucratiques formelles » (Terssac, cité
dans Bernard, 2005 : 185) : cette phrase placée en conclusion d’un
article fut l’un de mes premiers contacts avec la sociologie. À l’époque, je
travaillais à temps plein dans un restaurant à service rapide. Je m’étais
inscrit à deux cours à l’université dans la stratégie de pallier un manque budgétaire
à gagner ; les Prêts et bourses (AFE), programme d’Aide financière
aux études du Gouvernement, devenaient un bon moyen d’aller chercher les quelques
dollars manquants. Dans cet article que nous devions lire, Bernard rapporte ses
conclusions d’une enquête effectuée auprès des caissiers et caissières d’un supermarché. Il
se rendait bien compte que, même si toutes les tâches se rationalisaient et
s’informatisaient pour rendre l’emploi de plus en plus facile, il en restait
que les employés-ées travaillaient avec des clients qui eux, bien évidemment,
échappaient totalement à cette logique de rationalisation. La compétence des
employés lui apparaissait donc être le principal agent de productivité et du
bon fonctionnement de l’entreprise (tels que l’entendent les patrons). En
effet, ceux-ci doivent gérer un double flux : premièrement celui des clients et clientes (certains-aines plus lents, d’autres, plus perdus-ues, d’autres, plus pressés-ées) et deuxièmement la
vitesse d’exécution qui leur est demandée (nombre d’articles à la minute). Car
au contraire de la chaîne de montage en usine, le tapis roulant d’une épicerie
est contrôlé par l’employé-ée, ce qui rend difficile pour les patrons d’accélérer la
vitesse d’exécution de ses employés-ées lorsqu’il le désire simplement en appuyant
sur un bouton. C’est donc dans l’articulation de ces deux flux que la
productivité d’une entreprise se dessine. De plus, l’auteure observe que les
caissiers-ères, dont l’emploi fait l’objet d’une quête incessante de
rationalisation des tâches et de flexibilisation d’emploi, ont difficilement accès
à une quelconque forme de syndicalisation. Or, la contestation existe tout de
même, mais sous une forme différente : elle se traduit par des
micro-actions et micro-stratégies, c’est-à-dire par l’exploitation des failles du
système qui s’impose à eux.
Mon
emploi m’apparaissait très similaire à ce que Bernard observait : dans un
restaurant rapide, tout, mais absolument tout, est sujet à rationalisation !
C’est ainsi que la caisse enregistreuse nous rappelle notre script ; les
pâtisseries arrivent surgelées au restaurant (les pâtissiers-ères ne font que
les passer au four) ; les cafés spécialisés (cappuccino, latté, etc.) arrivent
en poudre ; les temps de service sont comptabilisés à la seconde près (un
classement des moyennes cumulées des vitesses des employés-ées est ensuite
comptabilisé) ; et j’en passe ! Une idée m’est alors venue : si, comme le
propose Terssac, « l’efficacité
d’une organisation est le résultat de l’intervention humaine », elle devient
alors facilement sabotable lorsqu’il en est nécessaire !
Les
employés-ées, lorsqu’ils et elles s’organisent, peuvent facilement créer une pression
suffisante sur l’administration d’une entreprise pour influencer les décisions.
Les patrons peuvent bien tenter de rationaliser au maximum les tâches, mais puisqu’une
grande part de l’efficacité est détenue par les employés (les seuls à créer une réelle plus-value), un consensus entre ceux-ci pour réduire la cadence de travail,
pour exécuter certaines tâches (lavage des machines, cash down, etc.) dans un moment d’achalandage, ne pas respecter le
moment ou l’ordre des pauses (l’ordre et le moment dans lequel les employés
prennent leurs pauses), peut s’avérer catastrophique dans l’organisation d’une
entreprise. Autrement dit, plus le système est complexe, plus les failles
semblent se révéler d’elles-mêmes et peuvent être exploitées avec efficacité. Bien que le syndicalisme
reste selon moi la voie à privilégier afin de construire un rapport de force, c’est
à partir de micro-contestations, lorsque la situation l’exige, que les employés-ées
se soudent les uns-unes aux autres dans un mouvement de contestation et créent un contrepoids efficace.
Pour
en revenir à l’histoire du restaurent, laissez-moi vous confirmer qu’il n’a
jamais été facile de faire valoir ses droits ! La moindre contestation apparente
était aussitôt réprimandée, et ce, la plupart du temps par une baisse drastique
des heures de travail. Or, s’il y a une chose de j’ai apprise et dont je reste toujours
convaincu, c’est qu’il ne faut jamais négliger les gestes de soutient envers
les constations de ses collègues, car c’est par ceux-ci que l’on tisse au
quotidien une solidarité solide dans son lieu de travail ; et lorsque le
moment l’exige, c’est cette solidarité « mécanique » qui permettra un mouvement
de contestation plus large et plus fort. Ainsi, chaque fois que j’en avais
l’occasion, j’accompagnais mes collègues dans leurs revendications, et
j'encourageais les autres à en faire de même. Ces micro-contestations, lorsqu’elles
se généralisaient, paralysaient complètement le fonctionnement de
l’organisation. Non, nous n’avons pas eu gain de cause toutes les fois, mais
rapidement un rapport de force s’est installé en notre faveur.
Bibliographie
-Bernard, Sophie (2005), « Le temps de l’activité
de caissière : entre logique productive et logique de service », Sociologie du travail, vol. 47, n°2, p.
170-187.
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