jeudi 27 octobre 2016

« La belle-vie-terrasse-sangrias » ou la subjectivité néolibérale

Lors de la grève estudiantine de 2012, surnommée printemps érable par les médias, nous, étudiants, critiquions la marchandisation de l’éducation. Nous revendiquions un meilleur accès à l’éducation universitaire, que ce soit par l’augmentation du financement public des universités, la bonification de l’AFE (Aide Financière aux Études) ou l’abolition des frais afférents. Est-ce que la logique de marché s’est réellement incrustée dans nos institutions universitaires ? Peut-on encore parler d’institutions qui appartiennent à la société civile, comme l’a été à l’origine la création des Universités du Québec ?
Mais d’abord, qu’entendons-nous par logique de marché ? D’un point de vue organisationnel, on tend à se la représenter par un nouveau managment où l’effort de travail est rentabilisé à son maximum, par diverses stratégies de mise en concurrence des travailleurs ou encore de fragmentation des collectifs de travail au profit de relations d’emploi individualisées. Le secret de la productivité serait l’émancipation au travail. Notre emploi devrait être si passionnant que les gratifications non monétaires, pour reprendre l’expression de Jean-Michel Menger, nous engageraient entièrement dans notre tâche. D’un point de vue formel, nous nous représentons la logique de marché comme l’effet sine qua non d’un nouvel ordre planétaire néolibéral. Nous serions assujettis à la tendance économique ; l’État se voit obligé d’économiser, de réduire ses dépenses puisque les gouvernements passés avaient été trop dépensiers (ô filet social comme tu es onéreux). On nous propose l’analogie d’une petite famille, ayant fait des dépenses extravagantes, et qu’à mauvaise conjectures, elle doit mettre les bouchées doubles au travail et se serrer la ceinture pour rembourser l’hypothèque de la trop grande maison qu’elle s’est procurée, pour palier à l’augmentation du prix de l’essence (soyons conséquent, nous refusons-les oléoducs), etc. Dardot et Laval nous rappellent que ce que l’on nous présente comme des réalités objectives issues du néolibéralisme (la logique de marché), n’est qu’autre qu’une subjectivité assimilable à une idéologie qui traverse et conditionne nos logiques d’action.
Lors de la grève de 2012, nous valorisions l’idéal d’une liberté d’expression au sein d’une institution universitaire autonome ayant comme vocation la production d’un savoir désintéressé. À l’époque, le jeu des comparaisons démagogiques du pire au pire, nous faisait comprendre que l’on était des enfants gâtés puisque nous avions des conditions estudiantines nettement plus favorables qu’ailleurs (« la belle vie ; terrasse-sangria » disait R. Martineau). Force est de constater que cette subjectivité néolibérale s’est incrustée dans les structures universitaires.
Paul Sabourin affirmait dernièrement dans un cours d’épistémologie que la contrepartie de cette autonomie universitaire est « l’évaluation permanente ». Tout ce passe dans notre cursus comme si nous n’avions pas droit à l’erreur. L’hégémonie de la cote universitaire agit comme si un faux pas ou un parcours non orthodoxe était une tache à notre dossier lorsque nous voudrions appliquer pour les cycles supérieurs et leurs bourses corrélatives (FRQSC – CRSH). C’est pourquoi celui-ci a adopté une grille d’évaluation à cinq travaux cumulatifs dont seulement deux sont évalués, pour nous permettre de commettre des erreurs puisque c’est une démarche inhérente au processus d’apprentissage.
Cécile Van de Velde affirmait quant à elle dans un séminaire, que depuis les dix dernières années, elle a vu l’augmentation de l’exigence de la publication en sociologie chez les étudiants de la maîtrise poindre chez les futurs bacheliers. Pour accéder à ces fameuses bourses, il faudrait déjà au BAC publier des articles. Dans une rencontre préparatoire à ces demandes de bourses, Jacques Hamel disait que les étudiants de l’Université de Laval s’accaparaient bien plus les bourses que ceux de l’Université de Montréal. Pourquoi donc, pourrions-nous nous demander ? La raison étant que ces premiers ont une revue estudiantine sociologique et que le facteur de la publication favorise l’allocation d’une bourse. Si nous étions véritablement cyniques, nous pourrions nous demander si la revue des cycles supérieurs de l’Université de Montréal, Cycles Sociologiques, en phase d’être créée, n’a pas aussi cet état des choses dernière la tête.
Un récent article du Devoir intitulé ; « La grande désillusion. Les professeurs d’université broyés par la recherche de financement et le multitâche », relevait l’augmentation de la détresse psychologique chez les professeurs universitaires. Se basant sur une étude réalisée par deux chercheurs de l’Université Laval, l’article en étale les causes. Les professeurs sont soumis à une exigence de performer afin de maintenir ou gagner une réputation professionnelle, ainsi qu’une augmentation de la charge de l’enseignement. On augmente leur charge puisque les universités sont sous-financées, les classes se remplissent et les professeurs ont moins de soutien. Le financement public des universités, n’est-ce pas une cible que les étudiants dans la rue en 2012 partageaient avec les recteurs ? De plus, les professeurs sont aussi écrasés sous le poids d’une course aux bourses, dues notamment à une survalorisation de la recherche en terme réputationel au détriment de l’enseignement. Mais aussi à la fameuse injonction ; publish or perish. Enfin, la culture de l’excellence est devenue conditionnelle au monde universitaire et cela pose la question de savoir si elle bénéficie à la création de nouvelles connaissances et à la démarche d’apprentissage.
Cette question reste ouverte. La cible du combat que nous avions tenté de mener en 2012 est toujours d’actualité. Après s’être fait tabassés, poivrés et gazés nous nous demandons de qu’elle manière provoquer des brèches dans cette insidieuse subjectivité néolibérale qui s’infiltre comme partout ailleurs dans les universités, mais aussi dans la condition des étudiants et des professeurs, ceci sans parler des chargés de cours et du personnel auxiliaire. Cette question reste ouverte, et doit dépasser la critique pour proposer d’autres modèles alternatifs. 

Par Olivier Lavoie-Ricard

Dardot, Pierre et Chritian Laval. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, LaDécouverte, pp. 299-306 ; 309-313.
Gravel, Pauline. « La grande désillusion. Les professeurs d’université broyés par la recherche de financement et le multitâche », Le Devoir, les samedi 17 et dimanche 18 septembre 2016, B6, [En ligne : http://www.ledevoir.com/societe/science-et-technologie/480207/recherche-la-grande-desillusion ].
Menger, Jean-Michel. Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Le Seuil, 2002.

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