mercredi 5 octobre 2016

La cheap labor derrière les barreaux: la grève des travailleurs et travailleuses prisonnier-e-s des États-Unis

Le 9 septembre 2016, environ 24 000 prisonnier-e-s américain-e-s ont déclaré la grève. Cette mobilisation a touché approximativement 29 prisons américaines dans une vingtaine d'États du pays[1]. Actuellement, cet événement, constitue la plus grande grève des prisonnier-e-s de l'histoire et se distingue par son caractère international[2]. Néanmoins, depuis quelques semaines, le mouvement tend à s'essouffler et on estime qu'environ 11 prisons sont toujours actives[3] dans la lutte. L'organisation de ce soulèvement est coordonnée par plusieurs organisations telles que le Free Alabama Movement et le Incarcerated Workers Organizing Committee (affilié au IWW). Les formes d'actions déployées par les grévistes sont variées, de la grève de la faim à l'arrêt de travail, sans compter le support que leur accorde certains groupes de la société civile en organisant des manifestations ainsi que des actions ciblées contre des grandes entreprises qui exploitent les personnes incarcérées.

Pourquoi fait-on la grève derrière les barreaux? Dans le spectre du précariat, invisible et complètement à la marge de la société salariale, les détenu-e-s représentent une frange incontestable de la cheap labor. On estime qu'il y a environ 2,3 millions de détenu-e-s aux USA et les prisons étatsuniennes emploient environ 800 000 personnes[4]. La rémunération des prisonnier-e-s est variable selon le type de prison - centre de détention, prison fédérale ou prison des États fédérés -  et se situe généralement entre 12 et 40 cents de l'heure[5]. De plus, dans plusieurs États, par exemple dans l'État du Texas et de l'Arkansas, les travailleurs et travailleuses incarcéré-e-s n'ont aucun salaire. Ainsi, la prison est le lieu de recrutement idéal de la grande entreprise. Les multinationales ont donc accès à une « armée de réserve » cheap et docilisée (Bourdieu)  pour « faire faire » les activités à faible valeur ajoutée, celles qui sont arrivées au stade de la maturité, donc peu porteuses d'innovations (Durand). À cet égard, une multitude d'entreprises œuvrant dans différents secteurs de l'économie ont recours à la sous-traitance des prisonnier-e-s, voici quelques exemples: Bank of America, Bayer, Costco, John Deere, McDonalds, Microsoft, Motorola, Nintendo, Pepsi, Starbucks, UPS, Verizon, Wal-Mart[6].

Dans le même ordre d'idées, l'industrie carcérale s'avère être un cas frappant où se juxtapose une division sociale ainsi qu'une division sexuelle du travail. Si nous considérons la place occupée par les personnes noires dans l'histoire de l'esclavage aux États-Unis, il est possible d'envisager la prison comme une forme moderne d'esclavage[7] (racisme institutionnalisé), un environnement dans lequel circule et se réactualise des rapports de dominations imbriqués. « Loin d'être uniforme, le risque d'être emprisonné est en effet très différencié du point de vue de la race, du genre et de la classe. […] pour les hommes noirs sans diplôme, la probabilité d'être incarcéré au cours de leur existence a été évalué à 60 %[8]». Les hommes noirs représentent 37 % de la population totale des hommes incarcérés au sein des prisons américaines (516 900 individus) et leur taux d'emprisonnement est supérieur à tout les autres groupes d'hommes[9]. Par conséquent, les prisons sont structurantes d'un stigmate pénal, qui affecte particulièrement les hommes pauvres et non blancs. Cette étiquette que procure la prison peut être un facteur déterminant dans la mesure où celle-ci peut contribuer à masquer les qualifications acquises par les travailleurs et travailleuses lors de leur période d'incarcération. Enfin, sous divers angles, nous pouvons nous questionner sur le rôle des prisons aujourd'hui, qui ressemblent de plus en plus à fabriques du diable. Comme le souligne Polanyi, peu de choses semblent pouvoir échapper à la logique autorégulatrice du marché!

Anthony Desbiens



[1]Les chiffres varient selon les médias, j'ai utilisé ceux de l'IWOC, qui sont disponibles à l'adresse suivante: https://iwoc.noblogs.org/
[2] Plusieurs actions en solidarité avec les travailleurs et travailleuses américain-e-s ont eu lieu dans différents pays:  Allemagne, Angleterre, Australie, Canada, Grèce et Mexique. Si cela vous intéresse, le réseau It's Going Down (IGD) a répertorié l'ensemble des actions coordonnées sur le plan national et international depuis le début de la grève. https://itsgoingdown.org/prisonstrike-resistance-to-slavery-across-the-world/
[3] Voir l'article de VICE News à ce sujet: https://news.vice.com/article/we-spoke-to-the-inmate-in-solitary-who-inspired-a-national-strike-against-modern-day-slave-conditions
[4] Duvoux, Nicolas. Prison: le contre-exemple américain, Le Monde, 10 juillet 2014, http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/06/29/prison-le-contre-exemple-americain_4447501_3224.html
[5] Kutsch, Tom.  Inmates strike in prisons nationwide over 'slave labor' working conditions, The Guardian, 9 septembre 2016, https://www.theguardian.com/us-news/2016/sep/09/us-nationwide-prison-strike-alabama-south-carolina-texas
[6] Collectif Emma Goldman. Dossier Prison Strike: Esclavage made in USA, 18 septembre 2016, http://ucl-saguenay.blogspot.ca/2016/09/dossier-prison-strike-esclavage-made-in.html
[7] La professeure et militante Angela Davis met en exergue l'importance du 13ième amendement à propos de la question de l'esclavage, dans la mesure où celui-ci a permis l'émergence d'un nouveau système de punition racialisé. Cet amendement stipule que « ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura été dûment condamné, n’existeront aux États-Unis ni dans aucun des lieux soumis à leur juridiction. » Voir Duclos, Baptiste. Angela Davis: L'industrie carcérale aux États-Unis n'est que le prolongement de l'esclavage, The Dissident, 28 juillet 2015, http://the-dissident.eu/6414/angela-davis-lindustrie-carcerale-aux-etats-unis-nest-que-le-prolongement-de-lesclavage/
[8] Duvoux, Nicolas. Prison: le contre-exemple américain […]
[9] Bureau of Justice Statistics. Prisoners in 2014, septembre 2015, p. 15, http://www.bjs.gov/content/pub/pdf/p14.pdf


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