dimanche 30 septembre 2018

Worker centers: horizon d'une praxis révolutonnaire


*Par endroit, le masculin est utilisé pour alléger le texte.

Lors de la conférence d’ouverture du colloque « Le travail qui rend pauvre », le 27 septembre dernier, Janice Fine a tenté de donner au colloque un ton optimiste à travers une présentation des modalités d’organisation des travailleurs et travailleuses, ciblant notamment les « worker centers ». Cette dernière, dont les premières manifestations datent aux années 1980, porte, selon Fine, un potentiel important dans la mesure où c’est une forme d’organisation de travailleurs précaires qui n’étaient pas organisés auparavant, pour des raisons de machisme (les travailleurs précaires étant disproportionnellement des femmes) et de marxisme (les travailleurs précaires longtemps considérés comme lumpenproletariat, agents du réactionnisme).

Fine explique que ce qui caractérise les worker centers sont 1) leurs raisons d’être hétérogènes (ethnicité, religion, immigration) et 2) la combinaison spécifique des approches utilisées. D’abord, les centres visent à fournir des services pour contrecarrer la vulnérabilité extrême des immigrants, notamment en termes de représentation légale pour récupérer des salaires non-payés mais aussi en termes d’accès à l’éducation, aux cliniques ou aux institutions financières. Ensuite, les centres font de la recherche et publient des pièces décrivant les conditions de travail dans les industries de travail précaire, afin de présenter des arguments dans la lutte des lobbys gouvernementaux. Enfin, les centres ont bien sûr aussi une vocation d’organiser et de développer le leadership parmi les travailleurs et travailleuses, afin que ces dernières prennent part dans les revendications de changement économique et politique.

Quoique la conférencière ait présenté une croissance du phénomène des worker centers (notamment par l’apparition de fédérations nationales de ces centres, qui peuvent aider les centres plus nouveaux, et par la montée de centres très grands), surtout dans la mesure où il semble y avoir une corrélation entre la proportion de la population née à l’étranger et le nombre de ces centres, elle a aussi présenté quelques défis importants pour ces organisations : 1) leur financement ne provient pas des membres, mais de sources extérieures comme les fondations ou autres entreprises de philanthropie semblables; 2) la plupart des centres sont dans des États qui ont la plus grande quantité de population immigrante ET dont le leadership politique est occupé par le parti Démocrate; 3) dans un contexte de main-d’oeuvre globalement mobilisable, il est très difficile de translater l’appartenance à un centre par-delà les frontières régionales (les États dans le cas des États-Unis) ou nationales.

Avant tout autre chose, il est important de souligner que le contexte des évènements présent diffère beaucoup de celui de la période fordiste. Si, auparavant, l’État « s’engageait dans une stratégie d’encadrement de la main-d’oeuvre et des populations au nom de la solidarité nationale »1, notamment dans le cadre d’une lutte économique et idéologique avec le bloc communiste, aujourd’hui l’État se sert de son pouvoir de coercition et de son monopole de la violence légitime pour dépasser les conditions qui autrefois constituaient le statut salarial2. Que ce soit la création par législation des programmes de travail migrant, fonctionnant comme des mises en échec des hausses de salaires pouvant être causées par la pénurie de la main-d’oeuvre3; ou les décisions judiciaires de Cours Suprêmes qui refusent aux travailleurs agricoles le droit à la négociation collective4 et qui annulent des précédents vieux de plusieurs décennies pour interdire aux syndicats d’obliger ceux couverts par ses conventions collectives de cotiser aux syndicats en question5; ou l’application par la branche exécutive des ajustements structurels imposés par les organisations internationales comme la Banque Mondiale ou le FMI; par tous ces moyens et de tous les côtés, l’État agit activement pour imposer au marché du travail des normes de flexibilisation et de précarisation6 : restriction et activation dans les politiques de l’emploi (Assurance-emploi, aide sociale), élargissement des programmes de travail migrant temporaire, favorisation, par le biais de mesures fiscales, le maintien en emploi des travailleurs pauvres, réduction de l’avantage économique des services (de garde) subventionnés pour favoriser l’essor des services non-subventionnés, etc.

Toutes ces politiques ont comme objectif de mettre en compétition les travailleurs entre eux, afin qu’ils acceptent des conditions d’emploi encore pires : par exemple, les éducatrices en garderie non-subventionnée ne peuvent pas bénéficier des meilleurs salaires, des régimes de retraite et des mesures d’équité salariale de certaines conventions collectives des éducatrices de CPE.

L’existence et l’évolution des worker centers est prometteuse : mais, dans ce contexte, peut-elle faire face aux pressions systématiques de la gestion néolibérale? Ces pressions se manifestent non seulement dans la matérialité de la vie quotidienne (salaire, pension, chômage, besoins) mais dans l’appareillage idéologique mobilisé dans les médias, le droit, à l’école, les mœurs et même la science. Ces centres semblent avoir la capacité d’apporter du soutien matériel (malgré les limites étayées ci-haut), mais, tant et aussi longtemps que c’est par l’invocation de processus étatiques classiques de la démocratie libérale (cours de justice, démocratie représentative, « intérêt public »7) que les institutions (worker centers, syndicats) et les « personnalités » (comme Bourdieu) tiendront à défendre les travailleurs, c’est peine perdue.

Les processus de disciplinarisation idéologique dont relève cette « nouvelle rationalité »8 ossifient une maïeutique dont les vecteurs divers (institutions de la démocratie libérale) doivent toujours aboutir au même résultat : l’être humain uni-dimensionnel, le consommateur9. Tant et aussi longtemps que la classe des travailleurs, précaires ou non, ne se prévaut pas d’une praxis révolutionnaire qui puisse retravailler la correspondance de structures sociales dont le coeur est la forme marchandise10, tant et aussi longtemps que cette praxis ne se met en branle à une échelle globale (nous avons vu où ont mené les échecs de cela au 20e siècle), toute victoire sera à la Pyrrhus.

Cette praxis se cultive, discrètement et patiemment. Il faut la cultiver et l’apprivoiser, car « pour qu’un peuple pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État, il faudrait que l’effet put devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les loix ce qu’ils doivent être par elles »11.


1 NOISEUX, Yanick. « Mondialisation, travail atypique et précarisation : le travail migrant temporaire au Québec », Recherches sociographiques, 2012, p. 392.

2 Cf. CASTEL, Robert. Les métamorphoses de la question sociale: une chronique du salariat, collection Folio essais, Paris, Gallimard, 1995.

3 Cf. NOISEUX, Op. cit.

4 SOUSSI, Sid A. « Les flux du travail migrant temporaire et la précarisation de l’emploi : une nouvelle figure de la division internationale du travail », REMEST, vol. 8, no. 2, 2013, p. 161.

5 LIPTAK, Adam. « Supreme Court Ruling Delivers a Sharp Blow to Labor Unions », The New York Times, 27 juin 2018. En ligne au : <https://www.nytimes.com/2018/06/27/us/politics/supreme-court-unions-organized-labor.html>, consulté le 30 septembre 2018.

6 Cf. BOUCHER, M.-P. et NOISEUX, Y. « Austérité, flexibilité et précarité au Québec : La fuite en avant », Le Travail, n. 81, 2018.

7 Cf. BOURDIEU, Pierre. « L’essence du néolibéralisme », Le Monde Diplomatique, mars 1998, Paris. En ligne au: <https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609>, consulté le 30 septembre 2018.

8 Cf. DARDOT, P. et LAVAL, C. La nouvelle raison du monde: essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.

9 Cf. MARCUSE, Herbert. L’homme unidimensionnel, Paris, Éd. de Minuit, 1968.

10 Cf. MARX, Karl. « La marchandise » dans Le Capital, Vol. 1, Bibliothèque de la Pléïade, Paris, Gallimard, 1963.

11 ROUSSEAU, Jean-Jacques. Du Contrat Social, Marc Michel Rey, 1762, Livre II, Chapitre 7.

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