lundi 24 septembre 2018

«Qui travaille pour libérer qui?», retour sur la grève des travailleuses des CPE.



Le 6 juin dernier, les travailleuses de 57 centres de la petite enfance ont déclaré une grève illimitée à Montréal et à Laval, ce qui représente plus de la moitié de l'ensemble des travailleuses dans ce secteur. Le mandat de grève générale illimitée a été voté à 91% quelques semaines avant d'être déclenché alors que les négociations avec «l'association régionale des employeurs»1 étaient toujours en cours. Les éléments qui sont mis au cause par les travailleuses concernent «des clauses normatives comme l'organisation du travail, les horaires, l'ancienneté, la transparence dans les états financiers et l'accès aux congés.»2 A noter que les travailleuses des CPE sont syndiquées «à la Fédération de la santé et des services sociaux, affiliée à la CSN»3 et qu'elles étaient sans contrat de travail depuis le 31 mars 2015.4

Ces évènements sont sans rappeler, comme le soulève Aurélie Lanctôt dans sa chronique «La grève des unes, le travail de toutes», le lien direct qui persiste entre travail des éducatrices et autonomie des femmes. En effet, le travail des éducatrices est une nécessité pour les femmes qui, loin d'être libérées du patriarcat, sont encore cloisonnées à la sphère domestique et au travail reproductif. A sa naissance, l'institution incarnée par les CPE découlait d'une volonté de prendre en charge collectivement, en tant que société, les soins apportés aux enfants. Les récents évènements laissent plutôt croire le contraire. Entre «compressions, modulation des tarifs, virage entrepreneurial», les valeurs qui ont permis la mise en place des CPE sont relégués au dernier rang, laissant place aux valeurs divulguées par le néolibéralisme. Comme le décrive Collombat et Noiseux dans leur texte sur le syndicalisme, le champ du travail a subi de larges transformations depuis les années 1980 avec l'introduction par le régime néolibéral d'une flexibilisation du travail.5 Introduit dans une volonté de répondre «aux exigences de l'entreprise mondialisée»6, le concept de flexibilité, synonyme de fragmentation et de segmentation «des marchés du travail»7 a entraîné une grande précarisation des emplois au Québec. Une rupture s'opère entre le contrat social qui liait l'État et le travailleur ainsi qu'entre l'entreprise et le travailleur ce qui, dans le cas des CPE, permet d'expliquer le relâchement de l'État envers les responsabilités collectives qui étaient les siennes avant le tournant néolibéral des années 1980.

En dehors des éléments de rupture introduits par le néolibéralisme, la question de la division sexuelle du travail est également à prendre en compte dans l'analyse de la grève des éducatrices dans les CPE. Comme le souligne Helena Hirata dans son chapitre sur la mondialisation et la division sexuelle du travail, «les changements dans la répartition du travail domestique sont très lents»8 et les femmes continuent d'en être les principales responsables. Ce constat permet de saisir en quoi la grève dans les CPE est en enjeu essentiellement féminin puisqu'il ramène les femmes à leurs responsabilités de mère et plus encore de ménagère, comme le suggère le dernier ouvrage de l'historienne Camille Robert, «Toutes les femmes sont d'abord ménagères»9 issu de son mémoire de maîtrise. Des théoriciennes comme Silvia Federici ont permis de mettre en lumière le rôle du travail gratuit des femmes dans la structure capitaliste. Federici défend l'idée selon laquelle «le système capitaliste dépend structurellement du travail gratuit et non contractuel, sous toutes ses formes»10 ce qui apporte un autre élément à la compréhension des conséquences de la grève des éducatrices. Les politiques néo-libérales instaurées au Québec qui s'expriment notamment à travers «un désinvestissement massif dans les programmes sociaux»11 ont des conséquences réelles sur les conditions de travail et sur la qualité des emplois. Sans les travailleuses des centres de la petite enfance, les femmes sont contraintes de reprendre à leur compte une partie des tâches rattachées au travail reproductif ce qui vient déstabiliser l'équilibre fragile qui construit leur autonomie.

Ainsi, la grève votée par les travailleuses des CPE au mois de juin 2018 a permis de remettre sur la table les enjeux relatifs à la division sexuelle du travail, aux politiques néolibérales et à la transformation du contrat social.

Par  Zénaïde Berg

Bibliographie:

COLLOMBAT, Thomas et Yanick NOISEUX. «Le syndicalisme» dans (S. Paquin et J-P. Brady, dirs), Les groupes de pressions et les mouvements sociaux au Québec. Québec, 2016, PUL. (à paraître)

HIRATA, Helena. «Pour qui sonne le glas? Mondialisation et division sexuelle du travail», dans J. Bissiliat (dir.), Regard des femmes sur la globalisation, Paris, Karthala, 2003, 11-26p.

LANCTÔT, Aurélie. «La grève des unes, le travail de toutes», dans Le Devoir, 29 juin 2018,

LÉVESQUE, Lia. «Grève illimitée dès mercredi dans 57 CPE de Montréal et Laval», dans Le Devoir, 6 juin 2018,

PINEDA, Ameli. «Grève de 2 jours dans 61 CPE de Montréal et Laval» dans Le Devoir, 17 avril 2018, [https://www.ledevoir.com/societe/525510/greve-de-deux-jours-dans-61-cpe-de-montreal-et-laval], (page consultée le 18 septembre 2018).

ROBERT, Camille. Toutes les femmes sont d'abord ménagère, Montréal, Éditions Somme toute, coll. «Économie politique», 2017, 180 p.

ROBERT, Camille. « Prolétaire de tous les pays, qui lave vos chaussettes?», dans Ricochet, 18 mai 2018,

1LEVESQUE, Lia.
2Ibid.
3Ibid.
4PINEDA, Ameli.
5COLLOMBAT Thomas et Yanick NOISEUX.
6Ibid.
7Ibid.
8HIRATA Helena.
9ROBERT, Camille.
10Idem.
11Ibid.

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