L’immigrant
jetable[2].
Ça m’a frappée. À la veille d’élections provinciales, Rima Elkouri dénonce l’utilisation
de l’immigration par les partis comme vulgaire arme politique pour déstabiliser
l’adversaire, et décrit la « dichotomisation » des discours sur l’immigrant,
« tantôt une chose nuisible qui risque de mettre en péril la nation,
tantôt un business lucratif [3]». J’ai
trouvé qu’elle avait raison. Et je me suis intéressée au côté business de la « chose ».
Je me suis remémorée mes visites à
Mascouche chez mon père quand, sur le bord de la route l’été, on croise
régulièrement des « Mexicains », trop habillés pour la saison et
couverts de poussière, rouler à vélo un à la suite de l’autre. Ils s’arrêtent souvent
prendre une bière fraîche sur la terrasse de la taverne que mon père fréquente,
L’ambiance du foyer. Leur présence
divertit les clients de l’endroit, qui témoignent une amitié timide, mais
sincère aux humbles travailleurs. Ce sont des travailleurs agricoles
saisonniers (venant aussi du Guatemala dans ce cas) embauchés pour la saison à la
ferme B., me dit mon père, pour la cueillette, entre autres, de nos bonnes
fraises du Québec.
Leur présence est familière depuis
déjà plusieurs années dans le coin. Je ne savais pas. Après quelques lectures,
je constate que le phénomène n’est ni récent, ni isolé, et que cette mobilité
croissante dans les pays les plus industrialisés transforme ces derniers, comme
dirait Hollifield, en États migratoires[4]. Par
exemple, l’Italie a développé un modèle de contrôle des flux migratoires « usa
e getta[5] ».
Les contours juridiques de ce modèle
créent des enclaves de clandestinité pour plusieurs travailleurs agricoles
saisonniers migrants facilitant l’asymétrie de pouvoir entre l’employeur et le
travailleur temporaire, précarisant son statut légal dans le pays, consolidant
les effets de cette « flexibilisation » du travail et contribuant de manière générale à la
détérioration de ses conditions de vie. Ce modèle traduit bien la tendance
migratoire actuelle : les États perçoivent de plus en plus les migrants
pour leur seule force de production et leur contribution à la croissance
économique mondiale ; lorsque ces derniers ne peuvent plus produire, les lois et
politiques économiques permettent de facilement s’en débarrasser, justifiées
par la machine économique qu’elles aident elles-mêmes à expandre.
Le Canada n’est pas étranger à cette
conception du « jeter après usage » : ses politiques économiques
et en matière d’immigration marquent clairement la ségrégation entre différentes
classes de travailleurs dont les droits fondamentaux sont octroyés en fonction
des besoins du marché (littéralement !). Rompant avec une tradition d’ « immigration
d’installation[6] »,
on peut assister depuis quelques années à l’émergence d’un contexte juridique
et légal favorable à une mobilité de courte durée des travailleurs pour combler
les besoins d’expansion économique de certaines industries dont le secteur
agroalimentaire. C’est sans compter que la stratégie économique du Canada a
facilité l’implantation d’une classification à « deux vitesses » de
cette nouvelle catégorie de travailleurs migrants, hautement et peu qualifiés[7]. Le
recours à la seconde classe a connu une augmentation fulgurante au cours des
dernières années[8][9]. Enfin,
l’État, ici comme ailleurs, a octroyé, par des politiques et accords
commerciaux, plus de pouvoirs de recrutement et de gestion des effectifs de
travail, et sur le marché du travail en général, aux entreprises privées. En
même temps, il a retiré au travailleur temporaire étranger les moyens de faire
reconnaître ses droits les plus élémentaires à la santé, à une reconnaissance
juridique de base et à des conditions de travail décentes.
Finie l’intervention de l’État dans
ce déjà (tristement) fragile équilibre du marché de l’offre et de la demande de
travail.
C’est le paradigme de la mobilité[10].
L’hémorragie capitaliste requiert aujourd’hui qu’on augmente encore les
bénéfices – déjà difficilement calculables – de quelque complexe industriel ou
multinationale. Bourdieu avait déjà prédit, il y a vingt ans, que l’utopie
néolibérale disposerait des moyens de se concrétiser grâce, entre autres, à sa
conversion en « programme politique » par l’entremise des stratégies
gouvernementales orientées vers des préoccupations purement économiques[11]. C’est
comme si les États conspiraient à leur propre chute.
***
Voilà ! Le tiers-monde, c’est chez
nous aussi, et on ferme les yeux. Parce que, soyons honnêtes, nous savons tous
un peu que ça se passe, dans une certaine mesure. Rappelons-nous que nous
sommes aussi des travailleurs, et, d’abord et avant tout, des humains. Les
grandes idées qui ont guidé nos nations vers l’universalisation des droits et
libertés sont-elles mortes avec l’avènement du selfie ? Est-ce que manger des
fraises est devenu plus important que soigner un accidenté « Mexicain »
du travail ou lui assurer des heures de travail décentes ?
Nos partis s’obstinent à orienter le
débat électoral sur des préoccupations purement économiques, alors qu’on
devrait s’inquiéter – et voter en ce sens – de ce que de plus en plus dénoncent
comme l’ère du travailleur « jetable après usage ». Ne pensez pas
être à l’abri. La manière de traiter l’étranger n’est que le reflet de notre
propre action collective envers nous-mêmes.
Eve
Ferreira-Aganier
[1] « Main noire illégale » (traduction très, très libre), on parle
ici des travailleurs étrangers, venant d’Afrique principalement, qui rentrent
en Europe. Ce sont les paroles d’une chanson de Manu Chao, « Clandestino ».
Cette chanson dépeint parfaitement la précarité du travailleur étranger. Vous
pouvez l’écouter ici : https://www.youtube.com/watch?v=rSEUH4KRfN8.
[2] ELKOURI, Rima. « L’immigrant jetable », La Presse, 13
septembre 2018. En ligne au : http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/rima-elkouri/201809/12/01-5196343-limmigrant-jetable.php,
consulté le 19 septembre 2018.
[3] Ibid.
[4] PELLERIN, Hélène. « De la migration à la mobilité :
changement de paradigme dans la gestion migratoire. Le cas du Canada », Revue européenne des migrations
internationales, vol. 27, no. 2, 2011, pp. 58.
[5] Un modèle « jeter après usage », c’est l’idée présentée
dans cet article portant sur le contexte juridique mis en place pour contrôler
les flux migratoires en Italie depuis la fin des années 1990 : ZORZELLA,
Nazzarena. « Le modèle italien « usa e getta », Plein droit, no 61, 2004/2, p.37-40.
[6] PELLERIN, Hélène. « De la migration à la mobilité :
changement de paradigme dans la gestion migratoire. Le cas du Canada », Revue européenne des migrations
internationales, vol. 27, no. 2, 2011, p.65.
[7] Ibid, p.66.
[8] Ibid, p.67.
[9] BARNETSON, Bob et Jason FOSTER. « The Political Justification of Migrant Workers in Alberta, Canada »,
International Migration and Integration,
15, 2004, pp.349-370.
[10] PELLERIN, Hélène. « De la migration à la mobilité :
changement de paradigme dans la gestion migratoire. Le cas du Canada », Revue européenne des migrations
internationales, vol. 27, no. 2, 2011, pp.57-75.
[11] BOURDIEU, Pierre. « L’essence du néolibéralisme », Le monde diplomatique, Paris, Mars 1998,
p. 11-15.
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