lundi 10 septembre 2018

Au terme des conventions collectives


*Par endroit, le masculin est utilisé pour alléger le texte.

De grâce, j’ai reçu en cadeau samedi une très bonne bouteille de scotch. De grâce, car nous avons appris hier que le syndicat de la Société des alcools du Québec (SAQ) annonçait deux journées de grève ‘surprise’ concernant les journées d’hier et d’aujourd’hui1.

La pomme de discorde? Une convention collective échue depuis 21 mois (oui, presque deux ans) où on n’arrive pas à s’entendre non seulement sur les augmentations salariales, mais où figurent aussi comme principaux enjeux la conciliation travail-famille et la précarité d’emploi.

C’est une situation dont nous entendons parler régulièrement. Que ce soit les employés d’une corporation de la Couronne2, les douaniers (qui ont négocié pendant quatre ans)3 ou les policiers (et leurs pantalons)4, maintes et faciles à retrouver sont les cristallisations d’une tendance qui semble bien enclenchée: l’affaiblissement de l’État-Providence et de ses corollaires (régulations du marché, interventions fiscales, secteur public robuste).

Ainsi, les conditions de la situation salariale se voient menacées: le travail régulier, l’homogénéisation de la classe ouvrière, l’accès au statut du consommateur ainsi qu’aux services publics, et enfin l’inscription dans un droit du travail où le salarié se voit comme « membre d’un collectif doué d’un statut social au-delà de la dimension purement individuelle du contrat du travail »5.

Une partie de la littérature nous suggère de lire dans le déclin de l’État-providence l’effet associé au déclin de la forte croissance économique de l’après-guerre. En effet, selon cette lecture, la société salariale compte d’un côté sur « la pérennité de la croissance et lie concrètement son destin à un progrès indéfini »6; d’un autre côté, la société salariale réalise sa vocation à créer des ‘salariés solvables’ en jouant le rôle d’acteur économique à travers les entreprises nationalisées et le secteur public7. Avec la montée d’une « logique de la différenciation et de la distinction plutôt que de la solidarité et du consensus », l’auteur en vient même à regretter « le recul de l’inspiration démocratique qui était à l’origine du système »8.

À notre tour, nous encourageons les lecteurs à nuancer la teinte de rose des lunettes à travers desquelles ils regardent le passé.

D’abord, questionnons la notion selon laquelle la prospérité des salariés de l’après-guerre serait d’inspiration démocratique en rappelant qu’historiquement, le déroulement de révolutions politiques à teinte démocratique (Révolution anglaise de 1640-1660, Révolution américaine de 1765-1783, Révolution française de 1789-1799) dépend d’un processus d’embourgeoisement et de marchandisation des relations sociales, autant de façon implicite9 (c’est-à-dire par des processus de transformation de longue durée au ras des interactions) que de façon explicite10 (c’est-à-dire par des discours explicites qui qualifient les marchands comme les représentants « naturels » du peuple).

Ensuite, rappelons ce qui ne nécessite aucune citation. La période entre les deux guerres mondiales est une période de tensions sociales extrêmes partout en Europe, suite à la Révolution russe et en combinaison avec les effets dévastateurs de la Grande Dépression. Quoique le New Deal de Roosevelt soit un bandage important, la plaie des externalités du capitalisme ne sera complètement couverte que par les gigantesques mobilisations nationales et nationalistes au cours de la Seconde Guerre mondiale. À la fin de cette dernière, l’URSS et le communisme cognent à toutes les portes du globe, et les portes ne resteront fermées que par l’intervention massive des États dans la gestion économique de leurs territoires. L’affaiblissement de l’intervention étatique au cours des années 80 et la libéralisation globalisatrice des marchés s’effectue sur le fond de l’affaiblissement et de la disparition du bloc communiste.

Quant au présent, nous souhaitons que les lecteurs, ainsi que les travailleurs et travailleuses, enfilent le costume de l’honnêteté intellectuelle et qu’ils mettent des lunettes qui leur permettent de voir la réalité sociale de leur situation matérielle. Si les heures de travail ne cessent d’augmenter « par le fait que les boulots s’accumulent en parallèle » à l’accroissement des contrats à durée limitée11 et si les inégalités ne cessent de se creuser12, peut-être sommes-nous assez proches, globalement (prolétaires de tous les pays, unissez-vous), de la définition des prolétaires d’Engels : ceux qui vivent uniquement de leur salaire et ne possèdent pas de propriété13. Alors faudrait-il élargir notre perspective pour inclure dans notre champ d’étude non seulement l’évolution des relations à l’intérieur de la catégorie du prolétariat, mais aussi la relation travail-capital constitutrice des relations de production contemporaines.

1LA PRESSE CANADIENNE. « Grève surprise déclenchée dimanche à la SAQ, et un autre débrayage lundi », Le Devoir, 9 septembre 2018. En ligne au : <https://www.ledevoir.com/societe/536344/une-troisieme-journee-de-greve-lundi-a-la-saq>, consulté le 10 septembre 2018.

2CAILLOU, Annabelle. « Le syndicat rejette la proposition de Radio-Canada », Le Devoir, 23 juin 2018. En ligne au : <https://www.ledevoir.com/culture/medias/531017/le-scrc-rejette-la-proposition-de-cbc-radio-canada>, consulté le 10 septembre 2018.

3LA PRESSE CANADIENNE. « Convention collective: Ottawa s’entend avec ses 8500 douaniers », Le Devoir, 29 mars 2018. En ligne au : <https://www.ledevoir.com/politique/canada/523991/convention-collective-ottawa-s-entend-avec-ses-8500-douaniers>, consulté le 10 septembre 2018.

4CORRIVEAU, Jeanne. « La convention collective des policiers de Montréal est signée », Le Devoir, 12 octobre 2017.

5CASTEL, Robert. « La société salariale », dans Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, collection « Folio essais », Gallimard, France, p. 543.

6Ibid., p. 603.

7Ibid., pp. 610-612.

8Ibid., p. 607.

9HEILBRONER, Robert. « Chapter 3 : The Emergence of Market Society », in The Making of Economic Society, 13th edition, Upper Saddle River, NJ : Pearson, 2012.

10WOOD, Ellen M. « The demos versus ‘we, the people’ : from ancient to modern conceptions of citizenship », in Democracy Against Capitalism : Renewing Historical Materialism, New York, Cambridge University Press, 1995.

11HAMEL, Jacques. « Sur les notions de travail et de citoyenneté à l’heure de la précarité », Labour/Le Travail, vol. 48., 2001, p. 118.

12OXFAM INTERNATIONAL. « 5 shocking facts about extreme global inequality and how to even it up », 2018. En ligne au : <https://www.oxfam.org/en/even-it/5-shocking-facts-about-extreme-global-inequality-and-how-even-it-davos>, consulté le 10 septembre 2018.

13ENGELS, Friedrich. La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Collection Classiques des sciences sociales, UQAC, [1845], p. 23.

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