dimanche 23 septembre 2018

Le sens du travail


 On nous annonçait dans Le Devoir dès mardi dernier qu’une enquête du Forum économique mondial (FME) révélait que 52% du travail serait effectué par des machines d’ici 2025 [1]. Évidemment, nous aurions dû pouvoir nous réjouir d’une telle nouvelle : finalement l’être humain peut se libérer de ces simples tâches qui pourront être effectuées par des robots, nous permettant, comme l’auraient voulu tant de grands penseurs, d’aller pêcher le matin, faire de l’élevage le midi, et philosopher le soir. La réalité dans un système capitaliste est un peu plus sombre : ici, c’est vendre sa force de travail ou vivre dans la rue qui s’impose. La nouvelle s’annonce donc un peu plus dérangeante qu’elle le devrait, quoiqu’on nous rassure un brin : quelques emplois seront créés, dit-on, mais ceux-ci seront bien sûr d’un tout autre ordre et nécessiteront souvent des travailleurs spécialisés. Dans ce même article, on nous précise que seulement un participant à l’enquête sur trois prévoyait former ses travailleurs en vue des changements à venir, une vision bien triste pour les employés des deux autres tiers. [2]

Deux jours après la parution de l’article, Le Devoir prit un ton un peu plus doux et nous annonça que l’automatisation irait se passer « plutôt bien », cette fois selon l’OCDE. [3] On nous explique que le Québec et la Colombie-Britannique sont les deux provinces qui ont subi la plus haute hausse du taux d’emploi au Canada entre 2011 et 2016, hausse plutôt favorable aux travailleurs dans la province francophone : les secteurs pour l’instant difficilement remplaçables par de la machinerie (enseignement, administration, ingénierie, etc.) ont subi une hausse importante alors que ceux propice à se faire automatiser (travail d’entrepôt, ouvrier dans le métal, etc.) ont subi soit une croissance très faible, soit carrément une destruction de certains emplois. [4] Même si l’article nous parle de ces emplois de « meilleure qualité », on ne fait pas mention du niveau de formation fortement différent de ces deux types d’emplois et de l’accessibilité à ces formations pour la partie de la population touchée.

Un dilemme se pose donc ici : le genre d’emploi qui peut être remplacé par des machines semble être souvent répétitif et demandant, peu valorisant pour le travailleur (surtout lorsqu’il doit uriner dans des bouteilles pour éviter qu’Amazon ne le réprimande [5]). Se débarrasser de ce genre de travail devrait être un soulagement pour nous, mais qu’adviendra-t-il aux travailleurs qui doivent les occuper présentement? La question se pose, et étant donné que nous ne sommes qu’à 7 ans de 2025, peut-être devrions-nous commencer à y penser rapidement.

Et la majorité des emplois de bureau qui représentent l’alternative première pour le travailleur moyen, sont-ils seulement plus valorisants? Pas tout à fait, nous disent les experts. D’abord, l’anthropologue David Graeber argumenta dans son essai/livre Bullshit jobs que beaucoup de travailleurs de nos jours ne savent même pas si leur travail sert à quoi que ce soit. [6] Couplée à cela, la folie managériale fait des ravages : on ne demande plus aux employés des quotas de productions comme autrefois, simples et précis, entre autres parce que quantifier précisément le volume de travail est de plus en plus difficile. Par contre, on leur demande de se vouer corps et âme à l’entreprise qu’ils doivent voir comme leur famille et aimer de tout leur cœur, celle-là même qui essaie de s’infiltrer dans leur vie par tous les moyens. « Travailler » de nos jours ce n’est plus qu’au bureau que ça se passe : l’ordinateur personnel et l’accès internet de la vaste majorité des travailleurs leur permettent d’être « au bureau » dans le grand confort de leur salon et au grand plaisir du patron. [7] De plus, depuis quelques années et avec l’arrivée des téléphones cellulaires dotés de connexion internet, « être au bureau » ça se fait partout : on peut prendre nos appels et répondre au courriel même dans le train en allant et en revenant du bureau. La France implicita tout de même le « droit à la déconnexion » en janvier 2017, donnant le droit officiel aux travailleurs de ne pas répondre à ces courriels et appels qu’ils peuvent recevoir en dehors des heures de bureau. [8] Bien qu’on commence à en parler en Amérique du Nord, toujours rien pour le Québec de ce côté. [9] [10] [11] De ce fait, la pression est de plus en plus grande. Les burn-out sont omniprésents et on prend du Prozac comme des vitamines en bonbons pour se permettre de pouvoir continuer à travailler, encore et toujours. [12]

Quel est le sens de tout cela? Le travail est partout, mais plutôt que de permettre aux travailleurs de s’accomplir, il les mange de l’intérieur. Bien sûr on ne parle plus du travail d’usine d’il y a un siècle, qui tuait ses employés à coup de 12 heures par jours à la shop : de nos jours sa forme est beaucoup plus sournoise. On se tue à petit feu de 9 à 5 à l’aide de « jobs à la con » dont on ne comprendre même pas l’utilité, de la sortie de l’école jusqu’à la retraite. Ou, encore pire, parfois, et de plus en plus, on n’a même pas accès à un 9 à 5 payant et on est obligé d’occuper une forme ou une autre d’emploi atypique, voir même d’assister à la mort de sa vocation qui se fait lentement automatiser. L’individu est obligé de travailler, mais ses seules options sont de moins en moins rentables et certainement pas source d’émancipation ou d’accomplissement (pour celles qui survivent aux robots). Il serait grand temps que nous révisions notre conception du travail, que nous lui donnions enfin un sens positif tout en éliminant une fois pour toutes la notion d’esclavage salarié.

Paul Fortier



[1] Keaten, Jamey. 18 septembre 2018. « Les machines effectueront la moitié des tâches d’ici 2025, selon le Forum économique mondial », Le Devoir. https://www.ledevoir.com/economie/536958/la-moitie-des-taches-de-travail-devraient-etre-automatisees-d-ici-2025
[2] Ibid.
[3] Desrosiers, Éric. 20 septembre 2018. « L’automatisation se passerait plutôt bien au Québec, croit l’OCDE », Le Devoir. https://www.ledevoir.com/economie/537193/emploi-l-automatisation-se-passerait-plutot-bien-au-quebec-croit-l-ocde « »
[4] Ibid.
[5] Ghosh, Shona. 16 avril 2018. « Undercover author finds Amazon warehouse workers in UK ‘peed in bottles’ over fears of being punished for taking a break », Business Insider. https://www.businessinsider.com/amazon-warehouse-workers-have-to-pee-into-bottles-2018-4
[6] Gesbert, Olivia. 10 septembre 2018. « Les « jobs à la con » sont partout (et c’est à ça qu’on les reconnait…) », France culture. https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/les-jobs-a-la-con-sont-partout-et-cest-a-ca-quon-les-reconnait
[7] de Gaulejac, Vincent. 2005. La société malade de la gestion. Paris : Éditions du Seuil.
[8] Radio-Canada. 3 janvier 2017. « Les salariés français ont maintenant le droit à la « déconnexion professionnelle » ». https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1008906/francais-loi-droit-deconnexion-france-cellulaire-courriel-texto-travail-quebec
[9] Radio-Canada. 22 mars 2018. « Normes du travail : l’absence du droit à la déconnexion déçoit Québec solidaire ». https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1090740/normes-travail-quebec-solidaire-droit-deconnexion
[10] Radio-Canada. 31 mars 2018. « Le droit à la déconnexion s’intensifie en Amérique du Nord ». https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1092551/detox-numerique-quebec-emploi-respect-temps-libre-message-telephone
[11] Radio-Canada. 11 juillet 2018. « Le droit à la déconnexion, pas pour tout de suite au Québec ». https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/gravel-le-matin/segments/entrevue/79328/droit-deconnexion-normes-travail-quebec
[12] Ehrenberg, Alain. 1991. Le culte de la performance. Paris : Calmann-Levy.


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