On nous annonçait
dans Le Devoir dès mardi dernier qu’une
enquête du Forum économique mondial (FME) révélait que 52% du travail serait effectué
par des machines d’ici 2025 [1]. Évidemment, nous aurions dû pouvoir nous réjouir
d’une telle nouvelle : finalement l’être humain peut se libérer de ces simples
tâches qui pourront être effectuées par des robots, nous permettant, comme l’auraient
voulu tant de grands penseurs, d’aller pêcher le matin, faire de l’élevage le
midi, et philosopher le soir. La réalité dans un système capitaliste est un peu
plus sombre : ici, c’est vendre sa force de travail ou vivre dans la rue
qui s’impose. La nouvelle s’annonce donc un peu plus dérangeante qu’elle le
devrait, quoiqu’on nous rassure un brin : quelques emplois seront créés, dit-on,
mais ceux-ci seront bien sûr d’un tout autre ordre et nécessiteront souvent des
travailleurs spécialisés. Dans ce même article, on nous précise que seulement un
participant à l’enquête sur trois prévoyait former ses travailleurs en vue des changements
à venir, une vision bien triste pour les employés des deux autres tiers. [2]
Deux jours après
la parution de l’article, Le Devoir prit
un ton un peu plus doux et nous annonça que l’automatisation irait se passer « plutôt
bien », cette fois selon l’OCDE. [3] On nous explique que le Québec et la Colombie-Britannique
sont les deux provinces qui ont subi la plus haute hausse du taux d’emploi au
Canada entre 2011 et 2016, hausse plutôt favorable aux travailleurs dans la
province francophone : les secteurs pour l’instant difficilement
remplaçables par de la machinerie (enseignement, administration, ingénierie, etc.)
ont subi une hausse importante alors que ceux propice à se faire automatiser
(travail d’entrepôt, ouvrier dans le métal, etc.) ont subi soit une croissance
très faible, soit carrément une destruction de certains emplois. [4] Même si l’article
nous parle de ces emplois de « meilleure qualité », on ne fait pas
mention du niveau de formation fortement différent de ces deux types d’emplois
et de l’accessibilité à ces formations pour la partie de la population touchée.
Un dilemme se
pose donc ici : le genre d’emploi qui peut être remplacé par des machines
semble être souvent répétitif et demandant, peu valorisant pour le travailleur
(surtout lorsqu’il doit uriner dans des bouteilles pour éviter qu’Amazon ne le
réprimande [5]). Se débarrasser de ce genre de travail devrait être un
soulagement pour nous, mais qu’adviendra-t-il aux travailleurs qui doivent les
occuper présentement? La question se pose, et étant donné que nous ne sommes qu’à
7 ans de 2025, peut-être devrions-nous commencer à y penser rapidement.
Et la majorité
des emplois de bureau qui représentent l’alternative première pour le
travailleur moyen, sont-ils seulement plus valorisants? Pas tout à fait, nous
disent les experts. D’abord, l’anthropologue David Graeber argumenta dans son
essai/livre Bullshit jobs que
beaucoup de travailleurs de nos jours ne savent même pas si leur travail sert à
quoi que ce soit. [6] Couplée à cela, la folie managériale fait des ravages :
on ne demande plus aux employés des quotas de productions comme autrefois,
simples et précis, entre autres parce que quantifier précisément le volume de
travail est de plus en plus difficile. Par contre, on leur demande de se vouer
corps et âme à l’entreprise qu’ils doivent voir comme leur famille et aimer de
tout leur cœur, celle-là même qui essaie de s’infiltrer dans leur vie par tous
les moyens. « Travailler » de nos jours ce n’est plus qu’au bureau
que ça se passe : l’ordinateur personnel et l’accès internet de la vaste
majorité des travailleurs leur permettent d’être « au bureau » dans
le grand confort de leur salon et au grand plaisir du patron. [7] De plus, depuis
quelques années et avec l’arrivée des téléphones cellulaires dotés de connexion
internet, « être au bureau » ça se fait partout : on peut
prendre nos appels et répondre au courriel même dans le train en allant et en
revenant du bureau. La France implicita tout de même le « droit à la
déconnexion » en janvier 2017, donnant le droit officiel aux travailleurs
de ne pas répondre à ces courriels et appels qu’ils peuvent recevoir en dehors
des heures de bureau. [8] Bien qu’on commence à en parler en Amérique du Nord,
toujours rien pour le Québec de ce côté. [9] [10] [11] De ce fait, la pression
est de plus en plus grande. Les burn-out sont
omniprésents et on prend du Prozac comme des vitamines en bonbons pour se
permettre de pouvoir continuer à travailler, encore et toujours. [12]
Quel est le sens
de tout cela? Le travail est partout, mais plutôt que de permettre aux
travailleurs de s’accomplir, il les mange de l’intérieur. Bien sûr on ne parle
plus du travail d’usine d’il y a un siècle, qui tuait ses employés à coup de 12
heures par jours à la shop : de
nos jours sa forme est beaucoup plus sournoise. On se tue à petit feu de 9 à 5
à l’aide de « jobs à la con » dont on ne comprendre même pas l’utilité,
de la sortie de l’école jusqu’à la retraite. Ou, encore pire, parfois, et de
plus en plus, on n’a même pas accès à un 9 à 5 payant et on est obligé d’occuper
une forme ou une autre d’emploi atypique, voir même d’assister à la mort de sa
vocation qui se fait lentement automatiser. L’individu est obligé de
travailler, mais ses seules options sont de moins en moins rentables et
certainement pas source d’émancipation ou d’accomplissement (pour celles qui
survivent aux robots). Il serait grand temps que nous révisions notre
conception du travail, que nous lui donnions enfin un sens positif tout en
éliminant une fois pour toutes la notion d’esclavage salarié.
Paul Fortier
[1] Keaten, Jamey.
18 septembre 2018. « Les machines effectueront la moitié des tâches d’ici
2025, selon le Forum économique mondial », Le Devoir. https://www.ledevoir.com/economie/536958/la-moitie-des-taches-de-travail-devraient-etre-automatisees-d-ici-2025
[2] Ibid.
[3] Desrosiers,
Éric. 20 septembre 2018. « L’automatisation se passerait plutôt bien au
Québec, croit l’OCDE », Le Devoir.
https://www.ledevoir.com/economie/537193/emploi-l-automatisation-se-passerait-plutot-bien-au-quebec-croit-l-ocde « »
[4] Ibid.
[5] Ghosh, Shona. 16 avril 2018. « Undercover author finds Amazon
warehouse workers in UK ‘peed in bottles’ over fears of being punished for
taking a break », Business Insider. https://www.businessinsider.com/amazon-warehouse-workers-have-to-pee-into-bottles-2018-4
[6] Gesbert, Olivia. 10 septembre 2018. « Les
« jobs à la con » sont partout (et c’est à ça qu’on les reconnait…) »,
France culture. https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/les-jobs-a-la-con-sont-partout-et-cest-a-ca-quon-les-reconnait
[7] de Gaulejac,
Vincent. 2005. La société malade de la
gestion. Paris : Éditions du Seuil.
[8] Radio-Canada.
3 janvier 2017. « Les salariés français ont maintenant le droit à la « déconnexion
professionnelle » ». https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1008906/francais-loi-droit-deconnexion-france-cellulaire-courriel-texto-travail-quebec
[9]
Radio-Canada. 22 mars 2018. « Normes du travail : l’absence du droit
à la déconnexion déçoit Québec solidaire ». https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1090740/normes-travail-quebec-solidaire-droit-deconnexion
[10]
Radio-Canada. 31 mars 2018. « Le droit à la déconnexion s’intensifie en
Amérique du Nord ». https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1092551/detox-numerique-quebec-emploi-respect-temps-libre-message-telephone
[11] Radio-Canada.
11 juillet 2018. « Le droit à la déconnexion, pas pour tout de suite au
Québec ». https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/gravel-le-matin/segments/entrevue/79328/droit-deconnexion-normes-travail-quebec
[12] Ehrenberg,
Alain. 1991. Le culte de la performance.
Paris : Calmann-Levy.
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