mardi 25 septembre 2018

Plein emploi et pénurie de main-d'oeuvre: critique et contradiction

*Par endroit, le masculin est utilisé pour alléger le texte.

Plein emploi et pénurie de main-d’oeuvre. Termes formant le noyau du diagnostic qu’on nous fait représenter déjà depuis quelque temps et qui revient régulièrement, notamment le 22 septembre dernier1. Si nous prenons un moment pour considérer ces deux termes, leurs significations respectives s’obscurcissent.

Par plein emploi, on s’attend à comprendre qu’il s’agit d’un taux de chômage très faible. Et en effet, le Québec, à un taux de 5,6%2, se porte immensément mieux que d’autres pays comme la Grèce, qui affichent un taux de plus de 19%3. Quoiqu’on puisse questionner s’il est pertinent de considérer qu’un territoire est en plein emploi malgré que plus d’un vingtième de sa population soit en recherche d’emploi, c’est historiquement et comparativement un très bas taux.

Tenons en esprit ce plein emploi, et interrogeons la notion de pénurie de main-d’oeuvre. À la lumière de notre paragraphe précédent, cette notion se révèle opaque : s’il y a « près de 600 000 travailleurs sans emploi »4, comment peut-il y avoir pénurie, si pénurie signifie « manque de »? Après tout, on vient de voir que 5,6% de la population active (environ 300 000 personnes) cherche activement à vendre sa force de travail à un propriétaire des moyens de production!

Quoique nous pensions qu’une partie de cette situation s’explique par la distance séparant travailleurs (disons Montréal) et emploi (disons Val-d’Or), nous pensons que cette seule explication est largement insuffisante, car le gouvernement planifie une mobilisation importante, évaluée à 1,3 milliards sur cinq ans5 pour essayer de pallier cette « pénurie », et il fait appel notamment aux politiques favorisant la main-d’oeuvre immigrante.

Plein emploi et pénurie de main-d’oeuvre. Or, comme on l’a vu, plein emploi signifie qu’il reste des centaines de milliers de personnes en recherche d’emploi; malgré cela, on manque de main-d’oeuvre, nous dit-on du même souffle. Nous sommes devant une contradiction. Puisque nous sommes de l’école qui considère que la formulation d’une contradiction contient en elle-même les conditions de son dépassement, nous souhaitons retourner à un examen plus précis de la notion de plein emploi.

Si nous avons précédemment discuté de la notion de plein emploi, nous désirons maintenant nous attarder sur l’autre versant, le plein emploi. Nous pouvons dire qu’un emploi a plusieurs modalités, qualitatives et quantitatives : temps plein/temps partiel; contrat à durée déterminée / indéterminée; pension à cotisation déterminée / prestation déterminée; rapport productivité-salaire; valeur des avantages sociaux; degré de contrôle sur le processus de production; etc.

Ces modalités ne sont pas exhaustives et ne peuvent l’être : l’emploi est un phénomène social, c’est-à-dire un processus tributaire de l’ensemble des institutions sociales et de leur dimension historique. Or, l’ensemble actuel des institutions sociales subit une importante pression de la part de ceux qui ont le pouvoir d’imposer leur volonté : ayant acquis leur pouvoir à travers la victoire dans la compétition, ils ont du même coup contribué à « l’institution pratique d’un monde darwinien de la lutte de tous contre tous […] qui trouve [ses] ressorts […] dans l’insécurité, la souffrance et le stress »6 produits par la précarisation et la menace permanente du chômage.

Ce phénomène général s’est concrétisé, au Québec notamment : la part du travail à temps partiel a doublé, le travail autonome a cru de 50% et le nombre de personnes cumulant des emplois a triplé7. En d’autres mots, la qualité des emplois a, en général, fortement diminué au cours des dernières décennies. Quoique ce changement puisse être attribué à une inertie dans certains domaines législatifs, l’État a néanmoins joué un rôle clé dans ce changement, mettant « en place un ensemble de dispositifs institutionnels favorisant la mise en concurrence des travailleurs et travailleuses »8.

Nous sommes là témoins d’une inversion impressionnante : l’État, faisant appel aux théories mettant en garde contre un gouvernement trop actif devenu Frankenstein, agit activement pour créer la compétition et la division entre travailleurs. À la lumière de ce développement, nous pouvons lire un passage de Milton Friedman comme un véritable appel à l’unité des classes travaillantes : « The free man will ask neither what his country can do for him nor what he can do for his country. He will ask rather ‘What can I and my compatriots do through governement?’ »9

Ainsi, à travers cet examen plus précis de la notion d’emploi, nous semblons arriver au constat qu’il n’y a pas contradiction entre plein emploi et pénurie de la main-d’oeuvre dans la mesure où il semble naturel que l’emploi est une institution sociale dont un des fondements est la menace du chômage. On ne peut pas employer tout le monde, puisque les employeurs perdraient le pouvoir de coercition (menace du chômage) à travers duquel ils s’approprient une partie du travail des autres (plus-value). La notion de pénurie de main-d’oeuvre semblerait impliquer que les employeurs se fassent compétition entre eux pour offrir des meilleurs conditions de travail pour obtenir des employés. Or, on voit que les conditions de travail s’appauvrissent et que les gouvernements instituent des politiques d’immigration pour pallier le manque de travailleurs : pas question pour les propriétaires des moyens de production de se faire compétition entre eux. Rappelons-nous des mots de Marx et Engels : « Le gouvernement moderne n'est qu'un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. »10

En somme, ce billet nous semble devoir aboutir à une invitation pour tous les travailleurs de faire preuve d’esprit critique : c’est notamment à travers la dissipation des signes hyperréels11, c’est-à-dire des notions qui ne représentent aucune réalité, qu’ils et elles formeront les conditions de leur émancipation. En effet, la contradiction ne se réalise pas entre ceux qui n’ont pas d’emplois et ceux qui en ont, mais entre ceux qui ont la propriété des moyens de production et ceux qui n’ont à vendre que leur force de travail.

1 ALARIE, Marie-Hélène. « Pénurie de main-d’oeuvre? », Le Devoir, 22 septembre 2018. En ligne au : <https://www.ledevoir.com/economie/537141/penurie-de-main-d-oeuvre>, consulté le 25 septembre 2018.

2 INSTITUT DE STATISTIQUE DU QUÉBEC. « L’emploi et le taux de chômage restent stables en août 2018 », 7 septembre 2018. En ligne au : <http://stat.gouv.qc.ca/salle-presse/communique/communique-presse-2018/septembre/sept1807.html>, consulté le 25 septembre 2018.
 
3 TRADING ECONOMICS. « Grèce - Taux de chômage ». En ligne au : <https://fr.tradingeconomics.com/greece/unemployment-rate>, consulté le 25 septembre 2018.

4 ALARIE, Op. cit.

5 Ibid.

6 BOURDIEU, Pierre. « L’essence du néolibéralisme », Le Monde Diplomatique, mars 1998, Paris. En ligne au: <https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609>, consulté le 25 septembre 2018.

7 BOUCHER, M.-P. et NOISEUX, Y. « Austérité, flexibilité et précarité au Québec : La fuite en avant », Le Travail, n. 81, 2018, pp. 121-122.

8 Ibid., p. 123.

9 FRIEDMAN, Milton. Capitalism and Freedom, The University of Chicago Press, Chicago, 2002 [1962], p. 2.

10 ENGELS, F. et MARX, K. Le manifeste du parti communiste, 1847, chapitre 1.

11 BAUDRILLARD, Jean. Simulacres et simulation, Galilée, Paris, 1981.

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