samedi 22 septembre 2018

Ces robots voleurs de jobs



Selon un rapport rédigé par le Forum économique mondial (FEM) paru la semaine dernière, on peut s’attendre à ce que 52% des tâches de travail soient automatisées d’ici 2022. La nouvelle a fait grand bruit à travers le monde, mais il faut toutefois préciser qu’il ne s’agit pas de dire que plus de la moitié des emplois seront occupés par des robots ; ce sont les tâches effectuées par les travailleurs dans le cadre de leur emploi qui pourront dorénavant être réalisées par des machines. Cette automatisation représentera tout de même une transformation substantielle pour le monde du travail, devant donner lieu, selon les auteurs du rapport, à la disparition de 75 millions d’emplois à travers le monde. Le rapport se veut toutefois optimiste : on s’attend à ce que 133 millions d’emplois, reliés à ces nouvelles technologies, soient créés, compensant donc largement pour les emplois perdus[1]. Alors que les auteurs du rapport présentent la perspective des employeurs, semblant s’inquiéter surtout de ce que ce nouveau mode d’organisation du travail représentera pour les entreprises en termes d’adaptation, il apparaît important de se détacher de cet angle d’analyse restreint afin de voir comment l’automatisation, si elle ne fait pas l’objet d’une discussion et d’une prise en charge collective, risque fort de renforcer la précarisation du travail.

D’une part, il semble bien simpliste de poser une équation entre les emplois perdus et les emplois qui seront créés. Les nouveaux emplois en développement informatique et en gestion requerront en effet un bien plus haut niveau de spécialisation et de qualification que ceux qui seront perdus, dans un domaine de connaissances qui, pour l’instant, sont loin d’être également partagées par la population. De plus, seulement un tiers des employeurs sondés prévoyaient de former leurs travailleurs actuels à ces nouvelles tâches[2]. Ainsi, en attendant que les gouvernements mettent en place une réforme du système d’éducation afin de permettre l’acquisition de ces nouvelles aptitudes par l’ensemble des générations futures, ce qui pourrait prendre bien longtemps, les travailleurs peu qualifiés et disposant d’un plus faible niveau d’éducation risquent d’être les plus touchés par cette transformation. On peut donc s’attendre, dans les années et les décennies à venir, à voir s’accroître encore davantage les inégalités entre ce qui peut être considéré comme deux classes de travailleurs, les plus qualifiés et les moins qualifiés.

En outre, le rapport parle de la délocalisation de nombreux emplois, les employeurs étant à la recherche de travailleurs qualifiés pour occuper les nouveaux postes qui seront créés. Dans un contexte où les aptitudes mentionnées plus tôt ne sont pour l’heure pas très répandues en Amérique du Nord, il semble donc évident qu’une bonne partie de ces nouveaux emplois iront à des travailleurs dans d’autres pays, comme en Inde, où l’on retrouve notamment plus d’ingénieurs. D’un autre côté, les emplois qui demeureront ici semblent bien en voie de se précariser encore davantage si les machines en viennent à prendre le relais d’une importante proportion des tâches effectuées. Dans cette optique, près de la moitié des entrepreneurs sondés prévoyaient réduire leurs effectifs à temps plein au cours des prochaines années[3]. Il faut noter que les travailleurs à temps partiel ont accès à beaucoup moins de prestations et de protections de toutes sortes. Les employeurs rapportent également avoir l’intention de recourir de plus en plus à des sous-traitants pour effectuer certaines tâches nécessitant des qualifications spécifiques[4]. Ces formes de travail atypiques tendent à avoir pour effet la désorganisation des travailleurs ; isolés lorsqu’ils sont recrutés à l'extérieur de l'entreprise, marginalisés lorsqu’ils sont à temps partiel, ceux-ci ont de moins en moins accès à un espace de discussion collective et à des moyens de s’organiser ensemble pour lutter pour de meilleures conditions, ce qui mène à une diminution, voire une disparition des solidarités entre travailleurs[5].

Qui plus est, on parle actuellement de l’automatisation comme s’il s’agissait d’un processus inévitable ; ce serait le développement technique et scientifique qui déterminerait la direction des transformations du travail, sans qu’une réflexion impliquant les travailleurs eux-mêmes et la population puisse avoir lieu. En l’absence d’une telle réflexion, il incombe ainsi entièrement aux travailleurs de trouver un moyen de s’adapter individuellement à cette nouvelle conjoncture, comme ce fut le cas suite aux vagues d’automatisation précédentes[6]. Ayant intériorisé les nouvelles exigences du capitalisme avancé et ayant fait leurs les intérêts du marché, par le processus de la subjectivation que décrivent Dardot et Laval[7], on s’attendra ainsi des travailleurs qu’ils développent chacun leurs compétences informatiques pour avoir accès aux nouveaux emplois qui seront créés et qu’ils fassent preuve de davantage de flexibilité en acceptant des emplois précaires et atypiques. Il ne sera plus seulement question de faire concurrence aux autres travailleurs, mais également aux robots.

Cela étant dit, plutôt que d’ancrer davantage les travailleurs dans la précarité, l’automatisation en soi pourrait présenter un potentiel émancipatoire intéressant, si seulement son contrôle n’était pas entièrement entre les mains des entrepreneurs, qui n’y voient qu’une méthode d’organisation permettant d’augmenter l’efficacité de la production et les profits de l’entreprise. En effet, en sortant de cette perspective managériale, il deviendrait possible de voir l’économie de temps amenée par la robotisation de certaines tâches comme un moyen de donner davantage de temps libre aux travailleurs et de réduire la semaine de travail.

Bref, pour autant que le discours du FEM cherche à ne pas être alarmiste, il semble y avoir matière à s’alarmer de ces transformations déjà en cours et par rapport auxquelles une réflexion critique et collective manque cruellement.

Martine El Ouardi

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[1]KEATEN, Jamey. Associated Press. « Les machines effectueront la moitié des tâches d’ici 2025, selon le Forum économique mondial », Le Devoir, 18 septembre 2018. https://www.ledevoir.com/economie/536958/la-moitie-des-taches-de-travail-devraient-etre-automatisees-d-ici-2025
[2]Ibid. 
[3]KEATEN. Op. cit. 
[4]Ibid.
[5]DE GAULEJAC, Vincent. La Société Malade de la Gestion : Idéologie Gestionnaire, Pouvoir Managérial et Harcèlement Social, Paris, Éditions du Seuil, 2005.
[6]SÖDERBERG, Johan. « Illusoire émancipation par la technologie », Le Monde Diplomatique, janvier 2013. https://www.monde-diplomatique.fr/2013/01/SODERBERG/48629
[7]DARDOT, Pierre et Christian LAVAL. « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste »,
 Cités, vol. 1, n° 41, 2010, p. 35-50.

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