mardi 19 décembre 2017

Conflit de la construction : la traduction d'un grand tournant

Ça y est, on apprenait le mois dernier que le conflit de la construction s’achève [1] ! La ministre du Travail, Dominique Vien, a limité l’objet de l’arbitrage aux enjeux de salaires. Rappelons que, lors de l’imposition de la loi spéciale de cet été, le Gouvernement s’était accordé le droit de dicter les sujets traités si le conflit en arbitrage si le conflit devait s’y rendre.

Toutefois, force est d’admettre que cette grève de cet été reflète bien, d’une part, la cacophonie d’une loi (la loi R-20, votée en 1968 [3] ; et d’autre part, lorsque l’on s’attarde aux revendications de l’Association des contracteurs du Québec (ACQ), les transformations majeures que subit l’organisation du marché du travail aujourd’hui.

Particularités de la loi R-20

L’industrie de la construction a des réalités qui lui sont propres. En plus d’être particulièrement sensible aux aléas de l’économie, son activité fluctue en fonction de la température, du prix des matériaux, et des saisons. Bref, tout travailleur et travailleuse de la construction doit jongler – du moins au début de sa carrière – avec la dure réalité du chômage, par faute d’ouvrage.

Au Québec, c’est la loi R-20 qui régule les relations de travail de ce secteur. À cet effet, celui-ci est l’un des seuls à être régis par décret, et donc, de ne pas être souscrit au Code du travail. Ainsi, il oblige à la fois les syndicats accrédités par ladite loi (FTQ-construction, le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction, le Syndicat québécois de la construction, la CSD-Construction et la CSN-Construction : formant l’Allience syndicale) et les contracteurs reconnus (ACQ), à nommer des représentants-es principaux pour négocier. Toutefois, ses failles sont particulières et engagent des conséquences délétères sur les travailleuses et travailleurs.

Les éléphants dans la pièce : les trois grandes failles d’une loi

Premièrement, elle ne prévoit pas d’article anti-briseur de grève [4], élément non banal lorsque l’on considère – et c’est le deuxième problème – qu’elle ne prévoit pas une clause de solidarité entre les travailleurs-euses [5]. Dit autrement, alors qu’ordinairement au Québec, un mandat de grève engage tout un groupe de syndiqués-ées, dans la construction, celui-ci est un choix individuel, ce qui provoque inévitablement une volonté – à juste titre – de « vider les chantiers » par les travailleurs-euses qui se voient remplacés-ées par des travailleurs-euses en périphérie.

Troisièmement, comme le remarque Eve-Lyne Couturier de l’IRIS [6], elle ne prévoit pas la possibilité d’inclure une clause de rétroactivité dans le cas où la convention collective est signée après son échéance [7]. C’est l’une des principales failles, d’ailleurs bien exploitées depuis quelque temps par l’association patronale : l’augmentation salariale prévue en fonction de l’inflation n’est pas rétroactive à la date d’échéance de la convention, ce qui fait en sorte que les contracteurs ont tout intérêt à faire durer le conflit jusqu’à la fin de la saison, de manière à ne pas devoir couvrir les augmentations salariales [8].

Les évènements du conflit de cet été sont d’une part explicable par ces trois éléments, soit : l’absence de loi anti-briseur de grève, un droit de grève individuel, et l’interdiction d’appliquer une convention collective rétroactivement, ce qui au final, rend le patronat gagnant d’une grève des travailleurs et travailleuses. Faut le faire ! Mais d’autre part, il ne fait nul doute que le conflit traduit les réalités d’une société et de ses institutions en plein changement, et cela en premier lieu à travers le discours de l’État – devenu gardien de l’économie – et en deuxième lieu, par les propos tenus par le patronat, revendiquant davantage de flexibilité.


Un marché du travail en changement : le discours de l’État

« Je veux juste rappeler à tout le monde que le conflit de la construction – et c’est pas anodin – coûte à l’économie québécoise 45 millions $ par jour. […] Moi je souhaite qu’il y ait une entente entre les parties, mais on ne pourra pas laisser l’économie saigner 45 M$ par jour.

Journaliste : Est-ce qu’il y aura une loi spéciale ?
On sera prêt à agir ! [8]

C’est en direct d’Israël que ce curieux échange entre un journaliste et le Premier ministre Philippe Couillard donnait le ton à la grève des travailleurs-euses de la construction qui devenait chaque jour plus probable, les négociations tournant en queue de poisson. Le lundi suivant, après seulement cinq jours, celle-ci fut votée à l’Assemblée nationale et la grève des 170 000 travailleurs de la construction prit subitement fin, pour se transporter en médiation, puis en arbitrage en novembre dernier [9]. L’histoire s’est donc répétée, puisque lors des précédentes négociations en 2013, au moment des renouvellements des conventions collectives[1], le gouvernement du Parti Québécois était également intervenu, brandissant la menace d’une loi spéciale avant même que la grève n’eût été commencée [10]. Au cours des débats entourant l’adoption de la loi spéciale à l’Assemblée nationale, le Parti libéral et la Coalition avenir Québec, tout comme il avait été le cas en 2013 par le Parti Québécois, clamaient les dangers de pertes économiques engendrées par la grève [11].

Bref, en premier lieu, ces huit dernières années – soit lors de l’échéance des deux dernières conventions collectives – l’État s’impose dans le débat au nom de la sauvegarde de l’économie. Désormais, plus question d’autoriser la grève, et ce au nom de la sacro-sainte économie. L’État prend désormais le parti de l’économie sans se soucier des revendications des travailleurs-euses.

Ce discours montre bien le changement de cap de l’État [12]. Car bien que les lois spéciales ont été nombreuse dans cette industrie, force-nous est d’admettre que le discours mis de l’avant, soit celui de l’économie, reflète bien le passage vers un État néolibéral régulateur, acteur dans une mise en compétition des travailleurs-euses entre eux et elles. À ce premier grand changement relatif au discours du gouvernement s’ajoute un deuxième grand changement, à savoir les revendications tenues par la partie patronale, propos inhérents à celui de la flexibilité.

La recherche de flexibilité du patronat

En début d’année, la partie patronale est arrivée avec les mêmes revendications sur la table qui, quatre ans auparavant, avait soulevé les tollés et la colère des travailleurs-euses. L’une de leurs demandes centrales est ancrée dans le discours de la flexibilité. On cherche à acquérir la possibilité d’imposer aux employés-ées de travailler le samedi en cas de journée de pluie, à bénéficier d’horaires flexibles quant aux heures de début et de fin des journées de travail, ainsi que, pour la plupart des secteurs, des taux horaires et possibilités plus avantageux. Ce qui attire notre attention, c’est le discours mis de l’avant, c’est-à-dire de la nécessité de l’incorporation flexibilité dans un marché en compétition, où les contracteurs doivent être à même de « mieux répondre aux demandes des clients commerciaux » [13].

On assiste donc à un conflit traduisant ce tournant politique vers une mise en compétition des entreprises et des travailleurs entre eux, où la loi agit de manière à défaire la solidarité entre les travailleurs-euses, notamment en ne prévoyant pas de loi anti-briseur de grève ni application collective d’un mandat de grève. Également, le discours axé sur la « santé » économique que tient le Gouvernement, combiné au discours de flexibilité de l’ACQ reste confiné dans ce grand tournant : au nom de la croissance et de l’efficience, l’État se permet de mettre fin à une grève votée démocratiquement [14].

Références

[1] Lévesque, Lia (28 novembre 2017). « Arbitrage dans la construction: syndiqués soulagés, entrepreneurs déçus », La Presse, consulté le 17 décembre 2017, en ligne < http://affaires.lapresse.ca/economie/quebec/201711/28/01-5145119-arbitrage-dans-la-construction-syndiques-soulages-entrepreneurs-decus.php>.

[2] http://www.apecq.org/00APECQ/possibilite_travail_pendant-greve_construction-mai-2017

[3] Commission de la construction du Québec, consulté le 15 décembre 2017. En ligne : https://www.ccq.org/fr-CA/M_RegimeRelationsTravail/M01_LoiR-20?profil=GrandPublic

[4] [5] [6] [8]  Couturier, Eve-Lyne (2017). IRIS, consulté le 2 décembre, en ligne : <http://iris-recherche.qc.ca/blogue/comprendre-le-conflit-de-travail-en-construction>.

[7] FTQ-Construction (26 avril 2016). « La FTQ-Construction propose des solutions pour faciliter le déroulement des prochaines négociations », consulté le 17 décembre 2017, en ligne : http://ftqconstruction.org/la-ftq-construction-propose-des-solutions-pour-faciliter-le-deroulement-des-prochaines-negociations/

[8] Gagnon, Marc-André (25 mai 2017). « Grève dans la construction: Couillard prêt à agir dès lundi », TVA, consulté le 15 décembre 2017, en ligne : http://www.tvanouvelles.ca/2017/05/25/greve-de-la-construction-couillard-lance-un-ultimatum

[9] Chouinard, Tommy et Martin Croteau (29 mai 2017). « Construction: un arbitre tranchera à défaut d'entente d'ici le 30 octobre », Radio-Canada, Consulté le 15 décembre 2017, en ligne : <http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201705/29/01-5102347-construction-un-arbitre-tranchera-a-defaut-dentente-dici-le-30-octobre.php>

[10] (1er juillet 2013). « Construction : la loi spéciale est adoptée, retour au travail mardi », consulté le 17 décembre 2017, en ligne : <http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/621136/construction-greve-loi-speciale>.

[11] Assemblée nationale du Québec (29 mai 2017). Séance de l’assemblée, consulté le 5 novembre 2017, en ligne : http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/travaux-assemblee/AudioVideo-72763.html

[12] Clin d’œil à : Dardot, Pierre et Christian Laval (2009). La nouvelle raison du monde : Essai sur la société néolibérale, Éditions La Découverte, Paris.
[13] « Les travailleurs de la construction du Québec se préparent à une grève le 24 mai », Radio-Canada, consulté le 19 décembre 2017, en ligne : http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1034177/travailleurs-construction-negociation-menace-greve-24-mai
[14] (11 mai 2017). « Industrie de la construction: l'Alliance syndicale se dote de mandats de grève », Journal de Montréal, consulté le 17 décembre 2017, en ligne : < http://www.journaldemontreal.com/2017/05/11/industrie-de-la-construction-lalliance-syndicale-se-dote-de-mandats-de-greve>.

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