Amazon cherche un deuxième siège social : une affaire vraiment
sérieuse ?
« -
Trois et deux font cinq. Cinq et sept douze. Douze et trois quinze. Bonjour.
Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et six vingt-huit. Pas le temps de la
rallumer. Vingt-six et cinq trente et un. Ouf! Ça fait donc cinq cent un millions
six cent vingt-deux mille sept cent trente et un. »
(Saint-Exupéry, Le petit Prince)
5 milliards de dollars
américains, 8 millions de pieds carrés, et, surtout, 50 000 emplois
d’ici 20 ans[1].
Tels sont les chiffres d’engagement qui font se bousculer depuis quelques jours
les grandes villes du monde, dont dix villes canadiennes, à la porte du mastodonte
du commerce en ligne de Jeff Bezos pour s’offrir la bonne fortune d’héberger
son deuxième siège social. Les édiles, et même les autorités politiques, naturellement
raisonnables comme des grandes personnes, ont d’emblée compris l’enjeu et ne se
couvrent pas la face : cela se joue à qui dit mieux. On a peut-être
compris que le géant prometteur s’attend à ce que les villes sortent toutes leurs
appas pour un pari si alléchant. Dans la foulée, le premier ministre Justin
Trudeau ne demeure pas en reste et s’est empressé d’envoyer une lettre à la désormais
deuxième fortune mondiale pour vanter les gracieux avantages des villes postulantes
de son pays, comme s’il s’agissait d’offrir la main de quelques cendrillons
urbaines. C’est à croire que l’affaire est
vraiment sérieuse !
En
effet, pour sérieux Amazon est une entreprise sérieuse ; du moins qui
force la curiosité. Déjà présente dans une quinzaine de pays, la superficie du
siège social de la firme à Seattle équivaut, comme le rappelle Yvan Côté qui s’est
donné la peine de se rendre sur les lieux, à « 12 stades olympiques, et
une trentaine de restaurants »[2].
Et puis, comment ne pas prendre au sérieux une entreprise dont le PDG discute
au coude à coude et arrive même quelques fois à détrôner l’homme le plus riche
du monde à force d’empiler succès et milliards? C’est quand même fascinant! Après tout, les grandes personnes aiment bien les
chiffres. Et il n’en manque surtout pas quand il s’agit de parler d’Amazon. « Plus
de 200 000 nuitées par année dans les hôtels reliés au géant du
commerce en ligne (;) et 50 000 emplois créés dans l’industrie de la
construction en cinq ans » c’est en effet « une
mine d’or pour les commerçants » d’une ville ! Comment ne pas
considérer « 38 milliards
de dollars de retombées économiques pour la ville » effectivement « comme gagner à la loterie » ? Si
en plus de tout cela Amazon arrive à offrir un salaire moyen de « plus de 100 000
$ en moyenne par année » à plus de « 40 000 ou 50 000 employés »
de « plus de 50 nationalités », il y a de quoi affirmer que « c’est
une compagnie unique sur la planète ». Donc, il faut vraiment croire que l’affaire
est sérieuse !
Quant
aux inévitables contrecoups, tant pis. Déjà, c’est quoi ? Juste quelques
heurts. Si « Amazon, avec ses salaires avantageux, cannibalise tout autour
d'elle », c’est peut-etre moins sa faute à elle que celle de Marx qui l’avait prédit. Et puis ce
n’est pas si grave que ca si la gentrification « fait aussi grimper en
flèche le prix des maisons, qui a doublé à Seattle au cours des
10 dernières années ». Il s’agit d’avantage de quelques inconvénients
que de véritables heurts. D’ailleurs, la conclusion est claire : « Malgré
ces inconvénients, les experts s’entendent pour dire que la ville qui
remportera le deuxième siège social sera extrêmement choyée. »[3]
Alors, qui dit mieux ? Il n’y a nul chiffre à ceci. L’affaire est vraiment
trop sérieuse !
Néanmoins,
derrière ces chiffres astronomiques et ces remarques apologétiques
disparaissent des centaines de milliers de salarié-e-s qui s’affairent jour et nuit
dans les entrepôts d’Amazon auquel-le-s personne ne demande de compte. En
témoignent les trois articles parus sur le site de Radio-Canada sur cette
sérieuse affaire depuis le mois de septembre et les nombreuses interventions
des autorités politiques et municipales. Personne n’a pensé à demander ce qu’il
adviendrait des sorts de ces futurs travailleurs/travailleuses en comparaison à
ce qu’on sait déjà de « l’envers de l’écran »[4]
d’Amazon. Les travailleurs/travailleuses des entrepôts sont absent-e-s et ils/elles
n’ont pas droit à la parole. Ce sont des êtres invisibles. Mais que cherche-t-on à dissimuler derrière
cet écran ? Le travail ? Les travailleurs/travailleuses ? Leurs
conditions ? Faut-il toujours que les travailleurs-travailleuses investissent
les rues pour se faire voir et se faire entendre ? Hélas ! on n’est
vraiment pas sérieux.
Rodeney Cirius
[1] Radio-Canada et CBC (2017), « Deuzième siège social d’Amazon :
10 villes canadiennes dans la course », Radio-Canada, [En ligne], http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1062759/deuxieme-siege-social-amazon-10-villes-canadiennes-dans-la-course.
Consulté le 28 octobre 2017 à 21h13.
[2] Yvan Côté (2017), « Visite guidée d’Amazon, le titan qui a
transformé Seattle », Radio-Canada, [En ligne], http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1063473/amazon-seattle-transformation-impact-entreprise-qg-siege-sociale-retombees-entreprise-emplois-visite-geant-commerce.
Consulté le 28 octobre 2017 à 21h15.
[4] Jean-Baptiste Malet (2013), “Amazone, l’envers de l’écran”, Le monde
diplomatique, [En ligne], https://www.monde-diplomatique.fr/2013/11/MALET/49762.
Consulté le 28 octobre `a 23h03.
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