La technologie et la fin de l’emploi?
Depuis quelques
années, on sent l’engouement pour les entreprises de grande surface à
automatiser les caisses enregistreuses de libre-service : on peut le
constater dans certaines épiceries, quincailleries ou dernièrement dans la
restauration rapide avec les commandes réalisées sur un écran tactile par le
client. L’article tiré du journal Le
Devoir relate des inquiétudes « d’experts » (seul Sunil Johal, un
professeur en politiques publiques de l’Université de Toronto est mentionné)
concernant la perte d’emploi que ces nouvelles technologies peuvent engendrer.
Or, cette inquiétude – ou cette réjouissance, c’est selon - ne date pas d’hier.
En effet, l’économiste John M. Keynes écrivait en 1931 que le progrès
technologique fulgurant constaté au 19e et au début du 20e
siècle permettrait aux sociétés de réduire le temps de travail à quelques
heures par jour puisque les technologies prendraient le relais. Plus récemment,
l’économiste Jeremy Rifkin (1995) reprend l’argument technologique en affirmant
que l’automatisation de la production serait dévastatrice pour les emplois
industriels et de services (dans les commerces) et annonce ainsi de manière
prophétique pas moins que The End of Work!
Comme on peut le
constater, cette inquiétude ne date pas d’hier. En effet, la question de
l’emploi est chargée politiquement, car on attend des gouvernements qu’ils
participent et agissent activement à la création d’emplois : on peut le
constater avec les promesses électorales un peu partout en Amérique du Nord,
mais aussi en Europe. Bref, dans une lecture qui prêche par la croissance
économique sans fin, la perte massive d’emploi est à proscrire, car nuirait à
la prospérité d’une société. Cela dit, deux interrogations me viennent à
l’esprit face à cette « menace » de perte d’emploi.
Premièrement,
selon le philosophe André Gorz (1988), il argumente que dans la logique de la
course au profit, le travail n’est pas supprimé : la technologie permet un
gain de temps qui sera ensuite réinvesti ailleurs dans une autre fonction
productive du travailleur. Ainsi, pour reprendre l’exemple des caisses
automatisées, les caissières ne seront plus celles qui effectuent les
transactions, mais celles qui vont s’assurer qu’elles fonctionnent
correctement, que les clients ne soient pas en train de voler, etc. Le travail
est alors déplacé : au lieu de travailler directement sur la marchandise
produite, ou dans ce cas-ci échangée, l’employé-e devient un surveillant de
machine. Il ajoute à cet effet que l’aliénation est d’autant plus forte – et
c’est ce qui m’inquiète - alors que le produit de son travail ne se situe pas
dans la marchandise, mais dans l’observation ou la surveillance de
celle-ci : le rôle du travailleur passe d’actif à passif. En somme,
contrairement aux inquiétudes du professeur de politiques publiques Sunil Johal
face à la perte d’emplois, je ne crois pas que les entreprises visent
nécessairement à éliminer des emplois qui représentent un coût de production,
mais bien à améliorer l’efficacité, la productivité de la force de travail
embauchée.
Deuxièmement,
cette inquiétude me fait sourciller dans le mesure où l’on veut politiquement sauvegarder
ces emplois précaires, faiblement rémunérés, ayant bien souvent de mauvaises
conditions de travail. On le voit bien et de multiples exemples de l’actualité
le démontrent : la quantité des
emplois est bien souvent plus importante dans la lecture économiste
traditionnelle que la qualité des
emplois offerts. Je suis d’ailleurs toujours surpris de voir les entreprises se
plaindre de « pénurie » d’emploi dans les magasins de grande surface
et dans la restauration rapide alors que ces derniers sont peu attrayants :
les salaires sont au minimum et les quarts de travail longs et pénibles.
Pour conclure, je
doute véritablement que le travail est en voie d’être supprimé, il est plutôt
déplacé. Dans le cas plus précis des commerces de grande surface, il est
plausible de croire que plutôt de voir leur emploi éliminé, les employés seront
réaffectés à de nouvelles tâches qui, accompagnées de machines, seront plus
productifs et verront probablement une intensification de leur travail. Ainsi, pour
que la prophétie keynesienne se réalise – que Gorz partage d’ailleurs - temps
de travail réduit, afin que nous puissions passer plus de temps pour soi, ses
loisirs, en famille, en amis, il faudra un changement drastique de paradigme économique
pour témoigner de la disparition du travail ou de l’emploi.
Bibliographie :
Gorz, André
(1988) Métamorphoses du travail :
critique de la rationalité écononomique, Folio, Paris, 448 p.
Keynes, J. M.
(1931) « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », Essais de
persuasions, pp. 170-178
Rifkin, J.
(1995) The End of Work : The Decline
of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, G.P.
Putnam’s Sons, New York, 361 p.
Sagan, Aleksandra
(2017) « La technologie menace des emplois dans le commerce de détails,
selon des experts » Le Devoir En
ligne : http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/511159/technologie-et-perte-d-emploi
(À jour le 25 octobre 2017)
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