lundi 3 novembre 2014

Petit essai cathartique – Nicolas Bourgois

Dans un article paru dans Strike!, pendant l'été 2013, un anthropologue américain, David Graeber, dénonce le fait qu'une grande partie des emplois, dans les économies du capitalisme avancés, sont en réalité inutiles, voire néfastes. S'appuyant sur les intuitions de Keynes et sur le constat opéré par ce dernier que la mécanisation réduit inévitablement le temps de travail (et le nombre d'emplois en général), comment se fait-il que l'on travaille toujours autant, voire plus que par le passé ? Et ce travail contribue-t-il à la société ?

Sans faire ici un résumé de cet essai, on peut cependant revenir sur certaines de ces interrogations, qui font dire à Graber que le Néolibéralisme en est finalement arrivé à reproduire les dérives absurdes des systèmes soviétiques. Parmi ces dérives on relève le fait de rémunérer des gens à ne rien faire, à faire vivre une classe d'Apparatchiks et d'être parvenu à un niveau de bureaucratie longtemps dénoncé par les partisans du libre marché. Cet article sera donc l'espace d'un court essai, d'une petite décharge laissant libre cours à ma catharsis. je vous prie donc de pardonner certains excès de forme.

L'auteur dénonce ouvertement cette dérives du capitalisme, cet accroissement démesuré du secteur tertiaire, et pointe directement les domaines qu'il considère comme relevant de l'inutile: « service” sector as of the administrative sector, up to and including the creation of whole new industries like financial services or telemarketing, or the unprecedented expansion of sectors like corporate law, academic and health administration, human resources, and public relations ». Ce phénomène, abondamment documenté, a profondément modifié les conditions de l'existence humaine et de l'organisation de la vie en collectivité.

Alors que la mécanisation a concrètement réduit le temps de travail nécessaire à la Production, et a même complètement supprimé le travailleur dans certains domaines1 de celle-ci, le système génère de nouvelles places pour y insérer des travailleurs, souvent conscients de la superficialité de leurs tâches. Cette réflexion est déjà présente chez Mills, lorsqu'il décrit la mentalité de la « nouvelle classe moyenne » américaine qu'il observe entre 1950 et 1970 dans Les cols blancs. Le nouvel entrepreneur qu'il décrit est un opportuniste qui doit savoir évoluer dans les rouages d'une bureaucratie privée et publique. Il révèle ainsi les liens et les influences que le complexe militaro-industriel a eu pendant la Seconde Guerre mondiale et comment cette tendance à la bureaucratie a pu prospérer dans l'Amérique de l'après guerre. Ainsi, un peu comme dans le film Brazil, un nombre croissant de postes peuvent être questionnés sur leur importance et leur apport à  la société, contredisant ainsi la logique même de la quête du profit, qui peut être résumé simplement en une règle simple « Optimiser en réduisant les coûts et en augmentant les bénéfices».

Alors, si le capitalisme n'est pas responsable de cette dérive ; après tout « In capitalism, this is precisely what is not supposed to happen.  » ; quelle peut en être la cause?
Pour l'auteur, la réponse est à trouver dans cette « nouvelle raison du monde » que constitue le projet néolibéral. Le modèle néolibéral ne peut supporter que l'Humain puisse être oisif et profite de son temps et de ses loisirs dans un but autre que le retour au travail ( on relira à cet égard le chapitre sur la télévision et les loisirs dans L'Obsolescence de l'Homme de Gunther Anders ) et le rôle quasi-sacré que celui-ci occupe dans l'imaginaire du néolibéralisme. L'Homme ne peut être conçu que comme un producteur ou un consommateur, produisant son identité et consommant des produits qui le doivent remplir le vide qui l'occupe. Se détourner de cet tâche, donc se consacrer à des loisirs gratuits ou simplement à une oisiveté qui lui laisserait l'esprit libre, risque de faire réaliser à l'Individu qu'il est vide justement parce qu'il ne se consacre qu'à son travail. Un travail envahissant, comme le note Graeber, où des tâches qui prendraient 15 heures à réaliser peuvent occuper 50 heures en paperasserie et autres pertes de temps.

Bien d'autres questions d'une grande pertinence sont à trouver dans cet essai, notamment sur le paradoxe entre « utilité publique » et rémunération. En effet, un coup d’œil rapide sur notre société et sur le marché du travail suffit à confirmer que les emplois les plus utiles à la société sont bien souvent les moins bien payés, alors que la galaxie des « cols blancs » des bureaucraties d'entreprises privées peuvent aujourd’hui se prévaloir d'une place parmi les 10 ou 20% les plus riches, côtoyant ainsi de près les sphères les plus élevés de la société marchande. 

David Graeber a été un fervent partisan du mouvement Occupy Wall Street et la portée de sa critique va au-delà des « bullshit job ». Les entrepreneurs d'aujourd'hui ne sont plus les héros que Mills décrit et qu'il voit s'éteindre avec l'Amérique d'avant-guerre. Désormais, la fortune est le produit d'une rente boursière, qui est aussi inutile que néfaste à la société toute entière. Érigé en modèle, nouveau Dieu, le 1% rayonne, indépendant du monde et de la société ; laissant loin de sa lumière et de ses revenus (l'argent ne retombant par trickle down que dans les modèles économiques ou par la grâce de la charité) les indignés de ce bas-monde. Les vrais opprimés, ceux qui sont dans l'Enfer du Travail et de la Dette, ne peuvent que continuer à s'échiner, piégé dans une parodie grotesque et mercantile de La Divine Comédie.

Ceci étant dit, la mécanisation et a robotisation de nos économies vont réduire inévitablement le nombre d'emplois disponibles dans le secteur de la production. Pourtant, même si la démographie tend à stagner ou à décroître dans les pays développés, la réductions du nombre d'emplois productifs, donc par définition d'une grande utilité, baisse plus vite que le nombre d'individus. La bureaucratisation de notre économie peut elle être vue comme une solution pour occuper des individus qui seraient, en l'absence de celle-ci, condamnés au chômage technique? Cette hypothèse se doit d'être évaluée et considérée comme un facteur à prendre en compte dans l'élaboration d'un projet alternatif de développement, ou dans l'adaptation de l'organisation sociale au nouvel ordre néolibéral.

Sources :

  • GRAEBER David On the Phenomenon of Bullshit Jobs ; paru dans Stike!, le 17/08/2013
  • MILLS C-W., Les Cols blancs: essai sur les classes moyennes américaines, Paris, Le Seuil, 1970 (1956).
  • GUNTHER Anders L'obsolescence d'homme: Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, traduit de l'allemand en 2002.


PS : Je profite de cet article pour attirer l'attention de mes camarades sur l'excellente série de documentaire «Capitalisme», produit par la chaîne Arte. Tous les épisodes sont disponibles gratuitement sur le site de la chaîne, et ce , jusqu'au 24 décembre.
http://info.arte.tv/fr/clone-capitalisme-clone





1 A ce propos, on soulignera la « prise de conscience » récente dans les médias français des risques induits par la robotisation de l'économie. Un phénomène qui prend des allures menaçantes en contexte de chômage de masse.
Reportage de France 2 « Les robots vont-ils tuer l'emploi? »
http://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/video-les-robots-vont-ils-tuer-lemploi_729335.html

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