Dans
un article paru dans Strike!, pendant
l'été 2013, un anthropologue américain, David Graeber, dénonce le
fait qu'une grande partie des emplois, dans les économies du
capitalisme avancés, sont en réalité inutiles, voire néfastes.
S'appuyant sur les intuitions de Keynes et sur le constat opéré par
ce dernier que la mécanisation réduit inévitablement le temps de
travail (et le nombre d'emplois en général), comment se fait-il que
l'on travaille toujours autant, voire plus que par le passé ? Et ce
travail contribue-t-il à la société ?
Sans
faire ici un résumé de cet essai, on peut cependant revenir sur
certaines de ces interrogations, qui font dire à Graber que le
Néolibéralisme en est finalement arrivé à reproduire les dérives
absurdes des systèmes soviétiques. Parmi ces dérives on relève le
fait de rémunérer des gens à ne rien faire, à faire vivre une
classe d'Apparatchiks et d'être parvenu à un niveau de bureaucratie
longtemps dénoncé par les partisans du libre marché. Cet article
sera donc l'espace d'un court essai, d'une petite décharge laissant
libre cours à ma catharsis. je vous prie donc de pardonner certains excès de forme.
L'auteur
dénonce ouvertement cette dérives du capitalisme, cet accroissement
démesuré du secteur tertiaire, et pointe directement les domaines
qu'il considère comme relevant de l'inutile: « “service”
sector as of the administrative sector, up to and including the
creation of whole new industries like financial services or
telemarketing, or the unprecedented expansion of sectors like
corporate law, academic and health administration, human resources,
and public relations ». Ce
phénomène, abondamment documenté, a profondément modifié les
conditions de l'existence humaine et de l'organisation de la vie en
collectivité.
Alors
que la mécanisation a concrètement réduit le temps de travail
nécessaire à la Production, et a même complètement supprimé le
travailleur dans certains domaines1
de celle-ci, le système génère de nouvelles places pour y insérer
des travailleurs, souvent conscients de la superficialité de leurs
tâches. Cette réflexion est déjà présente chez Mills, lorsqu'il
décrit la mentalité de la « nouvelle classe moyenne » américaine
qu'il observe entre 1950 et 1970 dans Les cols blancs.
Le nouvel entrepreneur qu'il décrit est un opportuniste qui doit
savoir évoluer dans les rouages d'une bureaucratie privée et
publique. Il révèle ainsi les liens et les influences que le
complexe militaro-industriel a eu pendant la Seconde Guerre mondiale
et comment cette tendance à la bureaucratie a pu prospérer dans
l'Amérique de l'après guerre. Ainsi, un peu comme dans le film
Brazil,
un nombre croissant de postes peuvent être questionnés sur leur
importance et leur apport à la société, contredisant ainsi
la logique même de la quête du profit, qui peut être résumé
simplement en une règle simple « Optimiser en réduisant les coûts
et en augmentant les bénéfices».
Alors,
si le capitalisme n'est pas responsable de cette dérive ; après
tout « In
capitalism, this is precisely what is not supposed
to happen.
» ; quelle
peut en être la cause?
Pour
l'auteur, la réponse est à trouver dans cette « nouvelle raison du
monde » que constitue le projet néolibéral. Le modèle néolibéral
ne peut supporter que l'Humain puisse être oisif et profite de son
temps et de ses loisirs dans un but autre que le retour au travail (
on relira à cet égard le chapitre sur la télévision et les
loisirs dans L'Obsolescence
de l'Homme
de Gunther Anders ) et le rôle quasi-sacré que celui-ci occupe dans
l'imaginaire du néolibéralisme. L'Homme ne peut être conçu que
comme un producteur ou un consommateur, produisant son identité et
consommant des produits qui le doivent remplir le vide qui l'occupe.
Se détourner de cet tâche, donc se consacrer à des loisirs
gratuits ou simplement à une oisiveté qui lui laisserait l'esprit
libre, risque de faire réaliser à l'Individu qu'il est vide
justement parce qu'il ne se consacre qu'à son travail. Un travail
envahissant, comme le note Graeber, où des tâches qui prendraient 15
heures à réaliser peuvent occuper 50 heures en paperasserie et
autres pertes de temps.
Bien
d'autres questions d'une grande pertinence sont à trouver dans cet
essai, notamment sur le paradoxe entre « utilité publique » et
rémunération. En effet, un coup d’œil rapide sur notre société
et sur le marché du travail suffit à confirmer que les emplois les
plus utiles à la société sont bien souvent les moins bien payés,
alors que la galaxie des « cols blancs » des bureaucraties
d'entreprises privées peuvent aujourd’hui se prévaloir d'une
place parmi les 10 ou 20% les plus riches, côtoyant ainsi de près
les sphères les plus élevés de la société marchande.
David
Graeber a été un fervent partisan du mouvement Occupy
Wall Street
et la portée de sa critique va au-delà des « bullshit job ». Les
entrepreneurs d'aujourd'hui ne sont plus les héros que Mills décrit
et qu'il voit s'éteindre avec l'Amérique d'avant-guerre. Désormais,
la fortune est le produit d'une rente boursière, qui est aussi
inutile que néfaste à la société toute entière. Érigé en
modèle, nouveau Dieu, le 1% rayonne, indépendant du monde et de la
société ; laissant loin de sa lumière et de ses revenus
(l'argent ne retombant par trickle
down
que dans les modèles économiques ou par la grâce de la charité)
les indignés de ce bas-monde. Les vrais opprimés, ceux qui sont
dans l'Enfer du Travail et de la Dette, ne peuvent que continuer à
s'échiner, piégé dans une parodie grotesque et mercantile de La
Divine Comédie.
Ceci étant dit, la mécanisation et a robotisation de nos économies vont réduire inévitablement le nombre d'emplois disponibles dans le secteur de la production. Pourtant, même si la démographie tend à stagner ou à décroître dans les pays développés, la réductions du nombre d'emplois productifs, donc par définition d'une grande utilité, baisse plus vite que le nombre d'individus. La bureaucratisation de notre économie peut elle être vue comme une solution pour occuper des individus qui seraient, en l'absence de celle-ci, condamnés au chômage technique? Cette hypothèse se doit d'être évaluée et considérée comme un facteur à prendre en compte dans l'élaboration d'un projet alternatif de développement, ou dans l'adaptation de l'organisation sociale au nouvel ordre néolibéral.
Sources :
- GRAEBER David On the Phenomenon of Bullshit Jobs ; paru dans Stike!, le 17/08/2013
- MILLS C-W., Les Cols blancs: essai sur les classes moyennes américaines, Paris, Le Seuil, 1970 (1956).
- GUNTHER Anders L'obsolescence d'homme: Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, traduit de l'allemand en 2002.
PS :
Je profite de cet article pour attirer l'attention de mes camarades
sur l'excellente série de documentaire «Capitalisme»,
produit
par la chaîne Arte. Tous les épisodes sont disponibles gratuitement
sur le site de la chaîne, et ce , jusqu'au 24 décembre.
http://info.arte.tv/fr/clone-capitalisme-clone
1 A
ce propos, on soulignera la « prise de conscience » récente dans
les médias français des risques induits par la robotisation de
l'économie. Un phénomène qui prend des allures menaçantes en
contexte de chômage de masse.
Reportage de France 2 « Les robots vont-ils tuer l'emploi? »
http://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/video-les-robots-vont-ils-tuer-lemploi_729335.html
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