mercredi 12 novembre 2014

Le travail « gratuit » des Femmes n'a pas disparu: une approche critique de la grève des RSG

Le 1er décembre, les responsables des services de garderies en milieu familial prendront la rue pour une quatrième journée. Sous l'égide de leur syndicat, le FIPEQ-CSQ, dont nous avons reçu une des responsables la semaine dernière, ces travailleuses vont une fois de plus essayer d'attirer l'attention de l'opinion publique et du Gouvernement sur leur situation de travailleuses dont le temps de travail est sous-évalué.

Le statut d'intervenante en petite enfance, travaillant à domicile, constitue pour l'observateur critique un objet d'étude d'un très grand intérêt, au sens où il synthétise à lui seul deux grandes luttes historiques : la traditionnelle lutte de classe et la moins reconnue lutte des sexes. Au travers des problèmes exprimés par ces travailleuses, on retrouve un ensemble de problématiques lié à la fois à la théorie critique mais également aux courants « radicaux » du Féminisme.

On se rapportera ici à la critique de Christine Delphy, dans L'ennemi principal, qui analyse la place de la Femme dans le mode de production capitaliste. Sans entrer ici dans les détails de la thèse, qui s'adresse prioritairement aux marxistes (qui sont alors loin d'être propre de tous préjugés sexistes ) de son époque, Delphy y défend la reconnaissance du travail des Femmes et fait le constat de leur exploitation par un système capitaliste aux valeurs patriarcales :

Selon l'auteure, le travail domestique de la Femme n'a historiquement pas été reconnu comme productif, il s'ensuit que la Femme est mise à l'écart du processus de transformation initiée par la pensée socialiste. La raison de cette non-reconnaissance est que le travail domestique (gestion du foyer, approvisionnement et particulièrement l'élevage des enfants) serait naturellement dévolu à la Femme, dans une logique proprement patriarcale. La Femme est donc condamnée à effectuer un travail « gratuit », et dans le cas où elle y renoncerait (comme ce fut le cas dans de nombreuses familles bourgeoises) ces tâches seraient effectuées par d'autres, mais contre rémunération cette fois. Preuve, selon Delphy, que le travail des femmes au foyer (ou travaillant a temps-partiel) semble dû plutôt que reconnu comme une authentique contribution à la production.

Alors, comment le texte de Delphy, et plus généralement les réflexions féministes radicales sur le Travail, peuvent-elles éclairer le conflit qui oppose le FIPEQ-CSQ à ce singulier employeur qu'est l'État ? La revendication qui est actuellement au cœur de la lutte vise précisément à faire reconnaître des heures de travail au sein desquelles prennent place des activités courantes de la vie domestiques :

«Selon les calculs de la FIPEQ, une RSG [Responsable de service de garde] gagne le même salaire que son homologue du CPE, mais elle travaille 15 heures de plus par semaine. ''Une RSG doit offrir 10 heures de service de garde par jour pour permettre aux parents de venir porter et récupérer leurs enfants. Dix heures par jour, cinq heures par semaine – c'est assez facile de faire le calcul '', avance-t-elle. Le taux horaire des RSG serait donc plus bas que celui d'une éducatrice en CPE, selon elle.»

Ce temps disponible pour les parents n'inclut pas encore ici les activités connexes, notamment l'approvisionnement en biens essentiels pour la garderie, en nourriture pour les enfants, encore moins le temps consacré à la préparation des repas, au rangement de l'espace de travail etc.

Si j'ai choisi de traiter le problème des RSG sous cet angle que certain trouveront dépassé ( Y a-t-il des marxistes dans la salle ? ), la réflexion de Delphy me paraît encore d'une cruelle actualité. Un mouvement social comme celui des RSG cumule à lui seul un grand nombre de vulnérabilités auquel l'histoire des syndicats n'a que peu préparé ces derniers à conjurer. Des femmes isolées géographiquement et socialement et dont l'occupation, si utile à l'émancipation et à l'indépendance de nombreuses camarades, est systématiquement marginalisé sous prétexte qu'elle s'effectue entre les murs du foyer . Comment ne pas voir dans l'acharnement de l'État québécois, non seulement les logiques de division du néolibéralisme (en jouant sur les définitions de l'Autonomie) mais aussi une domination patriarcale qui réduit le rôle du travail effectué dans un cadre domestique ? Une domination subtile qui refuse de reconnaître que tout le travail entourant la gestion d'une garderie doit être reconnu, et que cette activité n'a rien à voir avec l'acceptation d'un statut inférieur hérité d'une définition machiste qui identifierait le rôle des RSG à « une extension du traditionnel rôle de la Femme».

Cette activité constitue une source indéniable de richesse et participe activement à la l'exercice de la production comme le montre les études entreprises sur les retombées de l'instauration des garderies « à 7$» :

« les auteurs de l'étude ont pu établir que la mise en place du réseau de garderies a permis à quelque 69 700 mères d'accéder au marché du travail et d'y rester, même lorsque leurs enfants sont entrés à l'école. Cet ajout a fait augmenter de 1,8% le taux d'activité de l'ensemble de la population québécoise. La taille de l'économie québécoise a pratiquement gonflé d'autant, si bien que le produit intérieur brut (PIB) du Québec a grimpé de 5,1 milliards.»

Ainsi, à la lumière de cette rapide analyse, il ressort que la façon de traiter les enjeux syndicaux ne peut se faire uniquement dans une perspective de gains économiques. Toute lutte entre nécessairement en résonance avec des enjeux plus grands et profondément politiques. Jusqu'ici, les syndicats semblent s'être arrêtés à une conception libérale du Féminisme, ratant du même coup la « Troisième vague » et se refusant à relire les penseuses et penseurs plus radicaux, donc plus revendicateurs, du siècle dernier.

Pour conclure, on ne peut que réaffirmer la nécessité pour les syndicats nationaux de réinscrire leurs luttes dans une perspective plus large, dont le Féminisme doit être un des piliers. La lutte pour la syndicalisation des RSG a engagé la CSQ, mais aussi tous les syndicats québécois, dans un processus de transformation et d'adaptation aux besoins de nouvelles populations socialement vulnérables. Espérons que ces changements se feront vite et sauront redonner de l'élan au mouvement syndical.

SOURCES :


  • DELPHY Christine ; L'ennemi principal (Tome 1): économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998.
    Chapitre 1
  • GRAMMONT Stéphanie; Les garderies à 7$ sont rentables pour le Québec
    Publié le 13 avril 2012 à 06h37 | Mis à jour le 13 avril 2012 à 06h37. Disponible en ligne. 
    http://affaires.lapresse.ca/201204/13/01-4514921-les-garderies-a-7-sont-rentables-pour-le-quebec.php
Consulté le 11/11/2014

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