dimanche 30 novembre 2014

Uber et ses chauffeurs : quel rapport social?         

Depuis son arrivée à Montréal, la compagnie Uber est au centre de l’attention médiatique, apportant avec elle une véritable vague d’agitation chez les élus et les compagnies de taxi dites maintenant « traditionnelles ». Le débat à l’heure actuelle, bien que simplifié, pourrait se résumer ainsi : on accuse Uber de contourner la règlementation propre au secteur et entrer dans une « concurrence déloyale », mais on l’admire pour son modèle novateur qui au bout du compte, bénéficierait aux consommateurs. La controverse n’appartient pas qu’à Montréal : dans presque toutes les villes où l’entreprise déploie ses activités, le secteur du taxi est bouleversé par l’introduction du nouveau modèle de gestion proposé par Uber.

           
Je propose toutefois de nous éloigner un peu de cet axe de contestation pour diriger l’attention vers les oubliés de l’histoire, c’est-à-dire les chauffeurs d’Uber. En effet, on parle des intérêts des compagnies de taxis, vus comme des « monopoleurs » offrant un service « désuet », des élus qui doivent imposer une règlementation plus stricte, mais on ne parle pas des chauffeurs d’Uber, sauf pour dire que la compagnie leur offre la bonne opportunité « d’arrondir les fins de mois » lorsqu’ils ont du « temps libre ». Pour ma part, je m’inquièterais davantage de leur réalité puisque le modèle d’entreprise d’Uber pousse encore plus loin la logique de précarisation du marché de l’emploi.
            
Uber, entreprise de son époque, s’inscrit typiquement dans le courant néolibéral. Le service qu’elle offre n’est pas le transport en tant que tel, mais en fait la mise en relation entre les chauffeurs et les clients par l’entremise de technologies de l’information et le réseautage, dans un cadre règlementaire qui se veut flexible. En effet, les activités d’Uber étant essentiellement d’ordre technologique, la compagnie serait exemptée du permis de taxi conformément aux règlementations actuelles (ce qui est d’ailleurs contesté). Mais surtout, entre chaque chauffeur et la compagnie, la relation de travail est individualisée.
            
Effectivement, bien que la situation s’apparente à un rapport entre employeur et employé, il n’en est rien! Le modèle d’affaire d’Uber est basé sur le fait que les chauffeurs sont engagés à titre d’entrepreneurs indépendants, cela même si on les associe à des « chauffeurs d’Uber ». La rémunération des chauffeurs d’Uber proviendrait directement du client. De plus, ces chauffeurs doivent verser 15% de leur rémunération à la compagnie! On peut même se demander si Uber ne constitue pas un « service » que les conducteurs doivent payer. Dans quel genre de rapport nous situons-nous lorsqu’une compagnie engage des milliers d’entrepreneurs indépendants, qui ne sont pas des salariés au sens technique?
            
Il y aura toujours des gens pour penser que les « partenaires » d’Uber sont libres, indépendants et jouissent d’une « flexibilité totale » (en effet, chacun décide individuellement de ses heures de travail et de son horaire). Mais s’il y a « liberté » ou « autonomie », cela s’exerce dans un rapport profondément inégalitaire avec l’entreprise Uber. En effet, cette compagnie externalise tous les risques financiers vers les chauffeurs, qui doivent supporter tous les coûts liés à l’activité de transport (voiture, assurances, essence, dépréciation), alors qu’Uber s’assure un revenu de 20 millions par semaine et est cotée 18 milliards en bourse. De plus, la relation établie implique une certaine domination de l’entreprise sur les chauffeurs par l’entremise de stratégies disciplinaires. Effectivement, les conducteurs sont mis en compétition entre eux par un système de notation déterminé par la satisfaction des clients. Enfin, le risque de congédiement arbitraire est beaucoup plus élevé dans ce type de rapport. Tous ces aspects jouent en faveur de la précarisation de ces emplois créés.

           
Étant exclusivement orienté vers l’encadrement du rapport salarial, le droit du travail reste aveugle face aux inégalités derrière la relation entre les grandes firmes et les entrepreneurs indépendants. En effet, notre droit du travail, qui a hérité des rapports sociaux entre les capitalistes et les ouvriers à l’ère industrielle, n’a pas de points de repère adaptés à la réalité des nouvelles stratégies d’entreprises qui évitent le rapport salarial. Dans le cas des chauffeurs d’Uber, ceux-ci absorbent les risques de la compagnie en étant individuellement responsabilisés, alors que la firme, qui ne produit rien de matériel, encaisse une proportion démesurée de la richesse créée.



http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201407/13/01-4783605-uber-sonnera-t-il-le-glas-du-taxi.php 

Alexandre Legault


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