dimanche 9 novembre 2014

Femme, Facebook et Apple ne veulent que ton bien






Pascale Breton signait le 20 octobre dernier dans La Presse une chronique intitulée « Travaillez, congelez, accouchez » traitant de nouveaux avantages sociaux offerts depuis peu par Apple et Facebook à sa main d’œuvre féminine. Selon l’article, ces deux géants ont noté que les femmes ne représentent encore aujourd’hui qu’environ 30% de leurs effectifs totaux – proportion encore moindre au niveau des emplois les mieux rémunérés – et souhaitent modifier cette tendance. Pour cette raison, ils proposeraient désormais de payer pour la cryoconservation des ovules de leurs employées, croyant fermement que ces dernières veulent pouvoir choisir le moment d’une éventuelle grossesse afin de ne pas nuire à leur accomplissement professionnel.

L’auteure spécifie qu’elle ne s’interroge pas sur la pratique médicale per se, qui permet par exemple de conserver des ovules dans un cas de traitement pour un cancer qui risque de porter atteinte à la fertilité de celle qui le subit. Elle se questionne plutôt sur les conditions sociales du choix de cette pratique, alors qu’elle affirme qu’un tel choix ne peut être vu autrement que comme un « mirage » faisant « miroiter à la jeune femme qu'elle aura le contrôle sur son corps ». Elle souligne en outre les potentielles complications d’une grossesse tardive planifiée (impliquant la prise d’hormones) que sont l’augmentation des chances de malformations, d’un accouchement prématuré ou encore d’une fausse couche.

Les cas que l’auteure rapporte sont certes caricaturaux, mais néanmoins annonciateurs d’une tendance lourde dans plusieurs milieux « où la reconnaissance professionnelle vient avec le nombre d'heures passées au travail ». Elle soulève cette propension qu’ont bons nombres d’employeurs à soulager leurs employés d’une partie de plus en plus importante de leurs contraintes autres que professionnelles telles que les vidanges d’huiles, le nettoyeur, la préparation de repas, etc. Elle termine par une apologie de la politique familiale québécoise – en parlerons-nous bientôt au passé? – qu’elle décrit comme la source de la situation enviable de la province quant à la conciliation travail-famille. Elle souligne le caractère pervers de ces avantages sociaux qui représentent autant d’intrusions dans la vie privée.

Si la brièveté de son analyse ne lui permet pas un travail exhaustif, la chroniqueuse amène toutefois plusieurs questions importantes. Son texte incite à une réflexion plus fondamentale renvoyant entre autres à la logique structurante inhérente à la discipline exercée par un employeur. Or, tel que résumé entre autres par Dardot et Laval (2009, 300), la discipline prise au sens large comme une source de pouvoir ne consiste pas seulement en une contrainte physique et en un assujettissement pur et simple des corps et des esprits. Il s’agit beaucoup plus d’une capacité d’influence sur les désirs mêmes des individus afin de leur faire intérioriser (à leur insu) les contraintes qui structurent leurs champs des possibles. On y verra ici une illustration de la logique néolibérale de la « liberté de choisir », mais dont les possibilités de choix ont été préalablement triées et restreintes afin de formater la prise de décision en fonction des intérêts des dirigeants.

Tout le secret de l’art du pouvoir, disait Bentham, est de faire en sorte que l’individu poursuive son intérêt comme si c’était son devoir et inversement. (Dardot et Laval, 2009, 300)
L’« intrusion dans la vie personnelle pour mieux la gérer » esquissée par Pascale Breton mérite d’être scrutée davantage afin d’en comprendre à la fois les raisons et les répercussions. Cette politique managériale visant l’augmentation du nombre de femmes employées et présentée comme un avantage social n’a bien sûr rien d’anodin sur le plan normatif. Sous le couvert rassembleur de l’idéal d’égalité professionnelle homme-femme, ces deux entreprises (comme tant d’autres!) exercent par une telle mesure un effet structurant sur la proportion normale que devrait occuper le travail dans la vie des individus. En effet, bien que de tels avantages sociaux (i.e. contraintes idéelles) ne concernent directement que les femmes, leurs effets sur la définition de l’importance que devrait prendre l’emploi affecteront assurément les perceptions de l’ensemble des employés-es de ces entreprises. Il s’agit d’activer la peur du risque omniprésent d’une disqualification du travailleur atomisé – et ainsi d’un renvoi dans l’armée de réserve des chômeurs (Bourdieu 1998)  – tout en mobilisant en paravent l’idée réconfortante de l’épanouissement personnel… qui ne peut naturellement passer que par le travail! On assiste donc à un exemple d’impérialisme de la logique économique sur la réalité sociétal alors que les individus intégreront comme norme sociale le fait d’assurer leur disponibilité en tant que marchandise sur le marché du travail.

Le concept de l’égalité homme-femme est ici lourdement galvaudé alors que la situation en cause illustre bien plus un phénomène de docilisation de la femme à une logique carriériste patriarcale. Le choix du moment pour avoir des enfants apparaît comme un pied de nez grossier à des millénaires d’évolution animale – la période de fertilité dans une vie ne pouvant être choisie – sous prétexte de permettre aux femmes de s’émanciper. Or, si la femme semble dans cette illustration pouvoir s’émanciper d’un homme en assurant individuellement son bien-être, elle se subordonne aux hommes dans la mesure où le travail salarié n’est pas repensé de manière non genrée, mais plutôt de manière à ce que la femme puisse tendre vers l’idéal masculin dans ses capacités au travail. Ce choix n’est en fait qu’un rétrécissement des possibilités quant à l’avancement de leur carrière à une répulsion aussi tardive que possible d’une partie fondamentale de leur identité de femme. Cette liberté de choisir constitue un violent faux dilemme les contraignant à opter soit pour une émancipation univoque et dogmatique par le travail ou pour une interruption de celle-ci par le fait de devenir mère.

Cette mesure prise par Apple et Facebook n’est en rien un réaménagement de l’organisation du travail sur la base de l’équité entre hommes et femmes, mais bien plus un exemple de la manière d’enjoindre les femmes à agir davantage comme les hommes dans leur relation à leur travail.


Bourdieu, Pierre. « L’essence du néolibéralisme ». Le Monde diplomatique. Paris. En ligne.                              http://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609

Breton, Pascale. 2014. « Travaillez, congelez, accouchez ». La Presse (Montréal), 20 octobre.                     En           ligne.                                                                             http://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/pascale-breton/201410/20/01-4810714-travaillez- congelez-accouchez.php (page consultée le 9 novembre).


Dardot, Pierre et Christian Laval. 2009. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société                                néolibérale. La Découverte, Paris.

2 commentaires:

  1. Mathieu a su amené un aspect particulier à la condition de travail et, surtout, des femmes. Je dois avouée que je suis perplexe à cette instrumentalisation des organes de la femmes. Tout d'abord, on ne voulait pas de la femme dans les entreprises. Ensuite, pour des raisons économiques et par manque d'effectifs, on décide d'inclure la femme. Finalement, on arrive à dire qu'il y a une certaine évolution pour l'évolution du termes égalité et équité, mais en vain. Je crois formellement que la technologie ne devrait pas avoir raison sur l'utérus des femmes, prétextant que cela serait bon pour les avantages sociaux. Si nous pensons à la cryoconservation des ovules pour les femmes, que vont-ils penser pour les hommes ?

    Merci Mathieu, car je ne croyais pas que cet article allait me mettre dans tous mes états.

    Ton article est très bien rédigé, Mathieu.

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  2. Catherine Bradette:
    Ce n’est pas « qu’on ne voulait pas de la femme dans l’entreprise » c’est plutôt qu’à l’époque, les femmes avaient une tout autre description de tâches : soit celle d’être dans la maisonnée. De plus, si vous contextualiser vos écrits dans un contexte de guerre, il est exacte de dire que les femmes sont entrées (en quelque sorte) sur le marché du travail pour aider à confectionner les vêtements des soldats, mais je crois que la question est pose d’autres éléments importants. Ce n'est pas uniquement pour des raisons économiques et par « manque d'effectifs » que la femme est allée sur le marché du travail, mais plutôt grâce aux nombreuses luttes féministes, aux mouvements massifs de mobilisations et de revendications qu'elles ont provoqués. La place sur le marché du travail a été gagnée : elles n’ont pas été « incluses » de manière anodine. Je crois qu'il faut bien faire attention à cela, puisque ce n'était pas a priori le désir des employeurs et des patrons, qui les percevaient comme incapables d’accomplir une tâches, mais plutôt grâce à leur pouvoir leur solidarité.

    Une fois cela bien mis en place, j’ai l’impression que la question d’équité est perçue dans un tout autre sens : les employeurs croient, qu’en permettant aux femmes d’avoir accès à la cryoconservation des ovules, celles-ci auront plus de choix, donc un sentiment plus grand de liberté. Ceci est tout faux à mon avis, puisque ce choix ne se pose pas : deux problématiques majeures prennent places. Premièrement, on efface toute distinction entre travail et famille : le travail est devenu à ce point dominant dans le monde social, qu’il est rendu dictateur des formes et des façons d’enfanter. En proposant une alternative illégitime comme celle-ci, on démontre que le travail dicte la vie et le corps de la femme, et qu’on lui est continuellement redevable. Deuxièmement, une technicisation du corps de la femme s’installe. Le pouvoir médical et scientifique est rendu à ce point dominant qu’il métamorphose toute conception « normale » d’enfantement par voie naturelle. Dans ce contexte-ci, on propose une congélation des ovules, mais qui sait si en bout de ligne Facebook ou Apple ne proposera pas une fécondation ex vitro en incubateur artificiel?
    Anne-Julie

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