lundi 5 novembre 2018

Critique Le Devoir, « Régime minceur dans l’éducation des adultes »



14% de professionnels de soutien en moins à l’éducation des adultes entre 2012 et 2016 : ça « risque de faire mal » prévient Le Devoir[1]. La situation semble désastreuse. On compte deux psychologues pour 183 000 élèves au Québec, un orthophoniste, sept psychoéducateurs pour le même ratio… On a du mal à concevoir un suivi efficace et de qualité dans ces conditions. D’autant que ces élèves sont particulièrement vulnérables. 59 % (cinquante-neuf) d’entre eux ont eu recours à des services spécialisés au cours de leur secondaire, indique Le Devoir. Plus du tiers de ces étudiants a rencontré des problèmes de comportement, d’apprentissage ou d’absentéisme à l’école secondaire et près du quart a aussi admis avoir des problèmes de toxicomanie, selon le journal. Par ailleurs, le terme « éducation des adultes » occulte la jeunesse de la population concernée. En effet, les 16-18 ans sont en forte hausse au sein de ces classes et ce sont eux qui vivent le plus de stress et qui ont une opinion d’eux-mêmes plus négative (Nadia Rousseau, Michelle Dumont, 2016).

Marco Fortier, auteur de l’article, conclue son plaidoyer par ces mots tirés d’un document de travail du CAQ (Coalition avenir Québec) : « Une véritable lutte contre le décrochage scolaire commence par une équipe-école multidisciplinaire, outillée en ressources spécialisées, compétente et bien soutenue par le personnel de soutien. Nous demandons depuis plusieurs années à ce que ces équipes soient mises en place le plus rapidement possible. » Mais lier fondamentalement décrochage scolaire et éducation aux adultes apparait incomplet et tait une partie de la réalité.

L’éducation aux adultes est un sujet que Le Devoir se targue de bien connaître. « De plus en plus d’adultes en difficulté, des enseignants démunis », Le Devoir du 18 mars 2017, « Quelle vision pour l’éducation aux adultes ? » Le Devoir du 18 septembre 2018, « L’éducation des adultes, grande absente du débat électoral », Le Devoir du 21 septembre 2018. L’article qui nous intéresse ne fait donc pas exception. On peut alors s’étonner de l’absence de mention de la population nouvellement immigrée qui, pourtant, constitue une part non négligeable et grandissante de la population des classes d’adultes (Potvin et Leclercq, 2012). En effet, les différentes vagues de migrants récents, notamment de réfugiés, augmentent la part de jeunes élèves trop âgés pour réaliser l’entièreté de leur scolarité au secondaire. Ces élèves cumulent un retard scolaire[2] en raison de plusieurs facteurs : un parcours migratoire ayant entraîné une scolarité chaotique, une scolarisation interrompue dans le pays d’origine, une faible maîtrise du français, entre autres (Potvin, 2014) et, de ce fait, sont contraints de poursuivre leur cursus aux adultes. Or, ces élèves, qui ont fait l’expérience de deuils particulièrement douloureux et qui portent de lourds traumas liés à la guerre, nécessitent un accompagnement conséquent. Il s’agit notamment de développer leur résilience mais aussi de les accueillir avec bienveillance et leur apporter le soutien nécessaire, à la fois psychique mais aussi en matière d’accessibilité pour les blessés physiques (Potvin, 2016). Ils constituent donc une population tout à fait désavantagée par la réduction de postes de professionnels d’accompagnement à l’éducation des adultes.

La question de la réussite éducative des élèves adultes issus de l’immigration est complexe puisque les profils des nouveaux arrivants diffèrent de ceux des « 2ème génération », nés au Canada dont au moins un des parents est né à l’étranger. En effet, les élèves de 2ème génération présentent, le plus souvent, les caractéristiques des décrocheurs scolaires (Potvin et Leclercq, 2012) et ont parfois fréquenté des classes d’adaptation scolaire au secondaire. Comme le soulignent Potvin et Leclercq, ces jeunes nécessitent un accompagnement particulier qui suppose des services en orthopédagogie et en psychologie notamment. Par ailleurs, la littérature sur le sujet met en avant qu’ils se trouvent moins encouragés par leurs parents et moins motivés que les nouveaux arrivants. Il convient donc de mettre en place une évaluation différenciée des besoins de ces populations dans le but de cibler les interventions des professionnels.

Si l’enjeu de la réussite scolaire des élèves issus de l’immigration au secondaire a fait l’objet de recherches multiples (Mc Andrew, 2006 et 2015) notamment en lien avec la question du décrochage scolaire (Lemire, 2011 ; Marcotte, Lachance et Lévesque, 2011 ; Marcotte, 2012 ; Potvin et Leclercq, 2012 ; Villemagne, 2011), celui de la réussite de cette population à l’éducation des adultes est moins richement documenté. Cet état de fait semble se réfléchir dans l’article du Devoir qui néglige tout un pan de la réalité en mettant l’accent sur le décrochage scolaire qui concerne principalement les adultes de 2ème génération et de 3ème génération et plus.



Par Yuliya Kiyashko




[1] Fortier, Marco. Régime minceur dans l’éducation des adultes, Le Devoir, 29 octobre 2018,
https://www.ledevoir.com/societe/education/540080/regime-minceur-dans-l-education-des-adultes
[2] Selon le MEQ (1998), les élèves immigrants en situation de grand retard scolaire sont les jeunes qui, à leur arrivée au Québec, « accusent trois ans de retard ou plus par rapport à la norme québécoise et doivent être considérés comme étant en difficulté d’intégration scolaire. Ce sont des élèves qui ont été peu ou non scolarisés, qui ont subi des interruptions de scolarité dans leur pays d’origine, qui ont connu une forme de scolarisation fondamentalement différente de celle qui a cours au Québec » (p. 10).



Bibliographie


Dumont, M., Rousseau, N. (2016). Les 16-24 ans à l'éducation des adultes. Besoins et pistes d'intervention. Montréal, Québec : Presse de l’Université du Québec.

Fortier, Marco. Régime minceur dans l’éducation des adultes, Le Devoir, 29 octobre 2018,

Lemire, V. (2010). Obstacles à la persévérance scolaire d’adultes ayant des problèmes d’apprentissage lors de leur passage à l’éducation des adultes. Mémoire en sciences de l’éducation, option éducation comparée et fondements de l’éducation, Octobre.

Letard, Martine. De plus en plus d’adultes en difficulté, des enseignants démunis, Le Devoir, 18 mars 2017, https://www.ledevoir.com/societe/education/494015/education-des-adultes-de-plus-en-plus-d-adultes-en-difficulte-des-enseignants-demunis

Marcotte, J., Cloutier., R. et Fortin L. (2010). Portrait personnel, familial et scolaire des jeunes adultes émergents (16-24 ans) accédant aux secteurs adultes du secondaire : identification des facteurs associés à la persévérance et à l'abandon au sein de ces milieux scolaires. Rapport scientifique intégral au Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC). 

Mc Andrew, M. Armand, F., Bakhshaei, M., Balde, A., Potvin, M. et al. (2014, à paraître). La réussite éducative des élèves issus de l’immigration : Bilan d’une décennie de recherches et d’intervention au Québec. Montréal : Presses de l’Université de Montréal. 

Potvin, M. (2009). Les jeunes de 16-24 ans issus de l'immigration à l'éducation des adultes : cheminement, processus de classements et orientation scolaires (Rapport no 2009-PE-130938). Montréal, Québec : Université du Québec à Montréal. Consulté le 1 novembre 2018,  file:///C:/Users/User/Downloads/Rapport%20recherche%20Potvin%20(1).pdf

Potvin, M. et Leclercq, J.-B. (2010). Les jeunes de 16-24 ans issus de l’immigration à l’éducation des adultes : trajectoires sociales et scolaires et évaluation de deux mesures de soutien à leur égard. Rapport de recherche à la Direction des services aux communautés culturelles, Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (DSCC-MELS). http://bv.cdeacf.ca/EA_PDF/143582.pdf

Stanton-Jean, Michèle. Quelle vision pour l’éducation des adultes? Le Devoir, 18 septembre 2018, https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/536995/quelle-vision-pour-l-education-des-adultes

Vidal, Majorie et Bernier, Benoit et Lombart, Sonia. L’éducation des adultes, grande absente du débat électoral, Le Devoir, 21 septembre 2018, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/537310/l-education-des-adultes-grande-absente-du-debat-electoral


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