Dans Le Devoir hier matin, la
journaliste Julie Rambal publiait un article sur le lien entre le sommeil et l'idée
de performance au travail[1]. Elle y décrit l'association
créée entre le succès et l'insomnie par les figures de proue d'entreprises comme
Apple, Disney ou Vogue. Lorsque les Anna Wintour de ce monde et autres p.-d.g.
de multinationales clament que débuter leur routine quotidienne entre 2h30 et
5h30 du matin est la clé de leur succès, il devient difficile de les considérer
comme de simples lève-tôt. Les adeptes du lever avant le soleil seraient de
plus en plus nombreux à se réunir tôt le matin pour s'entraîner et se motiver
avant la journée de travail.
Rimbal soulève
cependant que le problème avec cette idée est que les travailleurs ne se
couchent pas nécessairement plus tôt s'ils se réveillent à l'aurore. Au
contraire, ils ont la possibilité d'être constamment stimulés par les réseaux
sociaux, le magasinage en ligne et tout autre divertissement permis par les
technologies de l'information et de la communication (TICs). La moyenne
d'heures de sommeil par nuit serait donc à la baisse depuis le siècle dernier
aux États-Unis et en Europe. Selon Jonathan Crary, cité dans l'article, le
sommeil serait la dernière activité humaine qui ne puisse être marchandisée. Le
sommeil ne peut devenir une source de profits puisqu'il représente une pause
dans l'activité humaine. Un individu qui dort ne travaille et ne consomme pas. Selon
l'essayiste et critique à l'université Colombia, c'est pourquoi, dans
l'imaginaire néolibéral, le sommeil ne peut être valorisé. Crary parle alors de
« biodérégulation organisée par les
marchés dérégulés ».
Rimbal
croit aussi que cette tendance à raccourcir les nuits peut être expliquée par
la concurrence que les humains ressentent avec des entités qui n'ont pas besoin
de sommeil, comme les machines et les algorithmes. On revient alors à la
tendance enclenchée à la fois par la mise en place des fabriques et la
scientifisation de l'organisation du travail taylorienne puisque l'on assimile
les travailleurs aux machines qu'ils utilisent. Cependant, à l'ère des TICs,
les machines ne font plus qu'une seule tâche simple, mais deviennent des
ordinateurs et des téléphones. À l'aide de ceux-ci, il est possible d'effectuer
plusieurs tâches complexes à la fois tout en s'informant des actualités du
monde et de notre entourage, des enjeux qui nous sont importants et des
productions culturelles que nous apprécions. En étant constamment soumis à tous
ces stimuli numériques, les travailleurs sont considérés comme étant capable de
fournir un travail de qualité à tout moment de la journée ou de la nuit. Pour
en revenir à Polanyi dans son chapitre sur le marché autorégulateur[2], mettre les humains en compétition avec ce qui serait
sensé leur être des outils de travail permet au système capitaliste de garantir
les éléments de l'industrie nécessaire à la production des entreprises. Pour
ceux qui sont familiers, que ce soit directement ou non, avec le travail
effectué dans les départements informatiques de certaines compagnies ou même
des établissements publics, vous connaissez déjà un exemple concret des conséquences
des TICs sur le travail.
En
effet, tous les outils informatiques, des serveurs aux logiciels qui servent à
la communication et aux transactions des employés d'une organisation, peuvent
être considérés comme des éléments de l'industrie nécessaire à la production.
Sans communication, une organisation ne peut fonctionner. Les travailleurs qui
sont en charge de ces technologies sont également considérés comme des éléments
nécessaires à la production. Si les serveurs sur lesquels se trouvent le système
de courriels d'une entreprise plantent, les employés responsables de remettre
ces serveurs sur pied doivent être mobilisables immédiatement. Qu'ils se
trouvent dans un fuseau horaire différent de l'entreprise et se fassent
réveiller en pleine nuit importe peu devant la menace que peut représenter un
arrêt de la production. Dans un monde globalisé et numérisé, les travailleurs
sont donc perçus comme des maillons d'une chaîne de travail qui peuvent être
dispersés dans divers lieux ou non. Le lieu de travail n'est plus réduit à un
lieu physique puisque qu'il vous suit à travers les écrans que vous possédez.
On
comprend alors mieux la logique des grands p.-d.g de ce monde lorsqu'ils
décident de profiter de leur temps de sommeil pour travailler. En suivant cette
logique, si un individu est incapable de lâche ses différents appareils
électroniques pour se laisser aller à un sommeil non productif, pourquoi ne se
lancerait-il pas tout de suite dans l'action en allant travailler? En
conclusion, il est inquiétant de constater qu'en divisant les activités
économiques comme le travail du reste de la vie sociale, ainsi que l'écrivait
Polanyi en 1944[3], les sociétés capitalistes vont dorénavant vers une autre
tendance qui permet au travail de coloniser le reste de la vie sociale ainsi
que du temps que possède le travailleur salarié, pour aller jusqu'à gober son
sommeil.
Catherine Villeneuve
[1] Rambal, Julie. 2016. « La dictature de
l'insomnie ». Le Devoir, 19 septembre 2016.
[http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/480287/la-dictature-de-l-insomnie]
[2] Karl Polanyi. 2009 [1944]. « Le
marché autorégulateur et les marchandises fictives : travail, terre et
monnaie », dans La grande
transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps,
Gallimard, Paris, pp. 117-127.
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