jeudi 24 novembre 2016

Salaire minimum à 15$/h: démanteler la bombe atomique

Le question divise les économistes - seuls experts visiblement autorisés à l'en débattre dans l'espace médiatique québécois: le rehaussement du plancher du salaire horaire à la hauteur de 15 $ est-il viable ? (Notez ici que je ne précise pas, et ce volontairement, si cette viabilité est économique, comme nous savons pertinemment que la mesure appartient tout autant au social ou au politique. J'y reviendrai).

Le 17 octobre dernier, l'économiste Pierre Fortin, professeur émérite à l'UQAM, s'engagea dans le débat de manière tonitruante en déclarant sur les ondes radio-canadiennes qu'une hausse du salaire minimum pour atteindre 15$/h, surtout si elle est rapide, pourrait constituer une "bombe atomique" pour l'économie de la province, puisqu'elle encouragerait le décrochage scolaire et découragerait l'embauche dans les PME, entre autres, mais aussi qu'elle mettrait à la rue 100 000 travailleurs (1).  Ce sont grosso modo les impacts mis de l'avant par le camp du statu quo (euphémisme pour décrire, ultimement, un salaire minimum bas et stagnant).


Enfin, quelques jours plus tard, en réplique aux déclarations de Fortin, l'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques (IRIS) publia un rapport (2) qui vint nuancer, voire infirmer les affirmations du célèbre économiste.


Voici donc les principales conclusions tirées par Mathieu Dufour et Raphaël Langevin, chercheurs à l'IRIS, qui ont analysé les impacts d'un salaire minimum à 15$ l'heure sur l'emploi, les prix et les PME, essentiellement.


Impacts sur l'emploi



- Les 6 000 à 20 000 emplois à risque concernent surtout les jeunes sans diplôme et les femmes détenant un diplôme d’études secondaires (DES). Pour éviter toute conséquence fâcheuse, le gouvernement pourrait aisément mettre en place des politiques ciblées pour ces segments de la population.

- Contrairement à ce qui est généralement affirmé dans l’espace public, un salaire minimum qui correspond à plus de 45 % du salaire moyen ne semble pas avoir des effets dévastateurs sur l’emploi. Au contraire, les effets marginaux sur l’emploi semblent décroissants pour des salaires minimums supérieurs à 45 % du salaire moyen. 


Impacts sur les prix



- L’impact d’une hausse du salaire minimum à 15 $ l’heure augmenterait le niveau global des prix d’au plus 2,63 % pour la seule année où la hausse du salaire minimum est implantée. En supposant une inflation annuelle provinciale de base de 2 %, la hausse du salaire minimum à 15 $ l’heure implique une augmentation du pouvoir d’achat d’environ 35 % pour les personnes salariées pleinement touchées par la mesure.

- Dans le plus pessimiste des scénarios, 98 % des salariées touchés bénéficieraient de la mesure en ne subissant aucune conséquence négative. 

Impacts sur les PME


- La forte hausse du salaire minimum observée au Québec entre 2008 et 2010 (1,50 $ l’heure étalée sur 3 ans) n’est pas associée à des taux de fermeture des PME québécoises plus élevés qu’à l’habitude, mais bien à des taux de fermeture globalement moins élevés qu’en dehors de cette période.


- En fait, pour les entreprises de moins de 5 employées, le taux de fermeture observée en 2010 est de 13,3 %, ce qui correspond au plus bas taux de fermeture observé sur la période 2001-2014 pour ce type d’entreprises, cela malgré la forte hausse du salaire minimum opérée entre 2008 et 2010. 


...


En outre, les chercheurs soutiennent qu'à 10,75 $ l’heure cette année, le salaire minimum au Québec est pratiquement identique au salaire minimum de 1979 en tenant compte de l’inflation, et ce, malgré le fait que la productivité québécoise réelle par heure travaillée ait grimpé de plus de 35 % au cours de cette même période. Également, ils allèguent que si le salaire minimum avait été porté à 15 $ l’heure en 2015, cela aurait donné une augmentation de 41 % par rapport au niveau de 1979, soit un taux de croissance annuel moyen qui n’atteint même pas 1 %. La valeur du PIB réel par personne au Québec a augmenté davantage (48 % entre 1981 et 2014, soit une croissance annuelle moyenne de 1,2 %) ce qui, conséquemment, démontre que la capacité générale de rémunérer les travailleurs et travailleuses a augmenté au cours des dernières décennies, laissant une bonne marge pour faire progresser le salaire minimum. 



Des effets à préciser


Le rapport de l'IRIS est indéniablement rigoureux et étoffé. Il travaille manifestement à relativiser les propos alarmistes de Pierre Fortin. Néanmoins, certaines questions demeurent et mériteraient, semble-t-il, d'être analysées plus en profondeur. Ainsi, comme le font remarquer les chercheurs, « la littérature économique récente a relativement peu couvert l’impact de la hausse du salaire minimum sur l’inflation », et donc, à court terme, « l’effet possible d’une telle politique peut demeurer préoccupant pour plusieurs ». En effet, ce n’est pas le salaire de tout le monde qui augmenterait de la même manière. Par exemple, bien que Dufour et Langevin aient démontré « qu’il est pratiquement impossible que les gens touchés par la hausse voient leurs gains s’évaporer à cause de l’inflation (c)omme les coûts de main-d’œuvre ne représentent qu’une fraction des coûts pour les entreprises », il ne faut surtout pas oublier ceux qui présentement gagnent 15$ l'heure ou un peu plus, ce qu'ont d'ailleurs souligné les panélistes présents au séminaire de la semaine dernière. Ces travailleurs perdront-ils au change ? Plausible.


De plus, les auteurs restent silencieux quant aux effets possibles d'une telle mesure sur le décrochage scolaire (qu'elle pourrait inciter). Paradoxalement, ce sont les jeunes (15-24 ans) qui pâtissent d'un salaire minimum « élevé » (plus près des salaires médian et moyen), assaillis de hauts taux de chômage. C'est du moins ce que soutient le chroniqueur économique à La Presse Francis Vailles, en appui à Fortin, prenant pour exemple la situation au Québec à la fin des années 70 ou encore glanant, à l'international, des chiffres sur le chômage(3). Voilà possiblement les prémisses d'un cercle vicieux.



Au-delà des chiffres



Bien que l'exercice comptable doit nécessairement être pris en compte et maîtrisé par les tenants d'un rehaussement substantiel, il me semble essentiel - et c'est ce que certains intervenants du séminaire ont tenté de faire valoir - que le débat quitte le terrain, étriqué, de la donne économique, et qu'il se déploie dans la sphère du social. À ce propos, observateurs de la société (lire: sociologues) et acteurs sociaux doivent investir l'espace public et s'approprier la question. L'une des panélistes proposait d'ailleurs l'idée de « renverser » la dynamique du débat, bref de reléguer le primat du marché et de sa santé afin que prévale le bien-être et la dignité des travailleurs. Voilà selon moi le nerf de la guerre. 

Le rapport de l'IRIS propose une lecture qui vient appuyer cette approche. Légitimement, les chercheurs visent à socialiser la mesure. D'abord, ce passage: « Premièrement, il faut évaluer la question d’un point de vue global. Si les conditions d’exploitation d’une entreprise impliquent de payer un bas taux de salaire, qui doit ensuite être subventionné collectivement via des transferts sociaux (c’est comme si la collectivité assumait une partie des coûts du travail à la place de l’entreprise), on peut se questionner sur l’intérêt qu’elle soit en opération ». Et celui-ci: « Plutôt que de maintenir un salaire minimum bas, que d’aucuns suggèrent de compenser via une augmentation des subventions de l’État aux travailleurs et travailleuses pauvres, on pourrait hausser le plancher salarial et mettre en place différentes mesures d’appui aux PME, mais toujours en fonction d’objectifs sociaux choisis. Le but serait de privilégier la satisfaction des besoins des différentes communautés et la création d’un espace économique dynamique qui puisse s’adapter rapidement aux changements, tant sociaux ou environnementaux que technologiques ».

Les intervenants en faveur de la hausse du salaire minimum à 15$ l'heure auraient selon moi tout intérêt à miser sur ce genre de messages constructifs et à portée sociale. Le démantèlement de la bombe atomique Fortin, ainsi que l'appui de la société civile (et donc la considération par les politiques) passeront, bien évidemment, par un argumentaire économique fort, mais aussi et surtout, par une capacité de socialiser l'enjeu. Reste maintenant à l'imposer dans le système politico-médiatique actuel. Tâche ardue s'il en est une...


Olivier Béland-Côté


(1) http://ici.radio-canada.ca/audio-video/media-7615145/entrevue-avec-pierre-fortin-professeur-emerite-departement-des-sciences-economiques-uqam

(2) http://iris-recherche.s3.amazonaws.com/uploads/publication/file/Salaire_minimum_WEB.pdf


(3) http://affaires.lapresse.ca/opinions/chroniques/francis-vailles/201610/20/01-5032420-la-bombe-atomique-de-pierre-fortin.php


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