vendredi 18 novembre 2016

La valeur prédéterminée du diplôme

« Nous ne pensons plus que le devoir exclusif de l'homme soit de réaliser en lui les qualités de l'homme en général; mais nous croyons qu'il est non moins tenu d'avoir celles de son emploi. Un fait entre autres rend sensible cet état de l'opinion, c'est le caractère de plus en plus spécial que prend l'éducation. De plus en plus, nous jugeons nécessaire de ne pas soumettre tous nos enfants à une culture uniforme, comme s'ils devaient tous mener une même vie, mais de les former différemment en vue des fonctions différentes qu'ils seront appelés à remplir. En un mot, par un de ses aspects, l'impératif catégorique de la conscience morale est en train de prendre la forme suivante: Mets-toi en état de remplir utilement une fonction déterminée[1].»
Le 15 octobre dernier, paraissait dans le journal Le Devoir un article intitulé « Drôle d'avenir pour les diplômés ». Claude Lafleur, l'auteur de cet article y relate les propos de Mircea Vultur, chercheur à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS). L'article porte sur l'évolution de la « surqualification » des canadien-nes et des québécois-es, notamment sur la perception des jeunes vis-à-vis leur emploi. Le chercheur conclut son article en lançant la question suivante « [...] produit-on trop de diplômés par rapport à nos besoins ? Qu’est-ce qui fait qu’on en produit autant ? Et quelles sont les conséquences d’une telle surproduction de diplômés ?[2]». Pour Vultur, ces conséquences semblent se résumer à un « gaspillage de ressources humaines » dans la mesure où l'on « produit » trop de gens compétents qui s'emparent des emplois « moins qualifiés ». Selon lui, cela occasionne une compétition entre les personnes diplômées elles-mêmes et les personnes non diplômées. Peut-on réellement parler de gaspillage ou de surproduction de diplômé-es?

Tout d'abord, Vultur esquisse soigneusement la question de la dégradation des emplois peu ou pas qualifiés, notamment ce qu'il entend par « surqualification ». Visiblement, il s'attarde uniquement à la dimension institutionnelle de la qualification. Il y a une différence importante entre la qualification objectivement mesurable des individus selon leur taux de diplomation et celle relative aux exigences de l'emploi au sein d'une entreprise quelconque[3]. De plus, nous savons que les emplois qui nécessitent le moins de qualifications se dégradent (rémunération faible, flexibilisation variée, recours aux agences de placement) que l'emploi informel est en recrudescence et que plusieurs employeurs ne reconnaissent pas les compétences transversales de leurs employé-es puisqu'elles sont naturalisées (non-reconnaissance et déqualification). Par conséquent, les explications de la « surqualification » ne peuvent se résumer à la thèse de la division technique du travail, car les transformations du travail et de l'emploi évoluent sous l'égide des stratégies étatiques et patronales. À mon sens, la surqualification procède plutôt d'une construction conjointe de l'État néolibéral et de l'entreprise privée à travers ce qu'ils conçoivent comme étant un emploi « qualifié ».
Dans le même ordre d'idées, pourquoi est-ce problématique d'avoir une population de plus en plus éduquée?  Nos universités et nos cégeps étaient jadis des institutions dans lesquelles l'acquisition de connaissances était un gage d'accomplissement de soi-même, permettant l'exercice d'une citoyenneté critique par l'entremise d'une participation active à la vie démocratique. Dans un contexte où nous assistons à une intensification des charges et des rythmes de travail, où nous alignons les priorités de notre système d'éducation de plus en plus vers les besoins pratiques des entreprises[4], il n'est pas étonnant, comme le soutient Vultur, de constater que le taux de diplômé-es sur le chômage est en hausse et que les motivations de certaines personnes s'inscrivent davantage dans une relation instrumentale au travail. « On ne demande plus à l’école de former des sujets cultivés et des citoyens moraux, mais des objets polyvalents capables d’obéir et de renouveler sans cesse leur  stock de compétences (vite obsolètes) afin d’épouser les contours d’un monde en constant changement[5]». Enfin, comme le démontre l'article du Devoir, il s'agit seulement d'avoir le « bon » diplôme, ce que ne détiennent vraisemblablement pas les étudiant-es en sciences humaines et sociales, qui présentent le taux le plus élevé de surqualification! Drôle de hasard... quand on choisi d'étudier dans ce domaine on est surqualifié d'avance!

Anthony Desbiens




[1] Durkheim, Émile. (2013[1893]). De la division du travail social, Presses Universitaires de France, Paris, pp. 5-6.
[2] Lafleur, Claude. Drôle d'avenir pour les diplômés, Le Devoir, 15 octobre 2016, http://www.ledevoir.com/societe/education/482041/drole-d-avenir-pour-les-diplomes
[3] Yerochewski, Carole, E. Galerand, F. Lesemann, Y. Noiseux, S. Soussi et L. St-Germain.« Non qualifié les travailleurs pauvres ? », dans La crise des emplois non qualifiés (sous la direction de S. Amine). Montréal : Presses internationales polytechnique, pp. 125-155.
[4] Proulx, Boris. Les cégeps déterminés à pourvoir aux besoins du marché du travail, Le Devoir, 8 octobre 2016, http://www.ledevoir.com/societe/education/481601/les-cegeps-determines-a-pourvoir-aux-besoins-du-marche-du-travail
[5]Martin, Éric. Freitag ou la nécessaire critique de l'école-marchandise, Le Devoir, 12 septembre 2015, http://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo/449911/freitag-ou-la-necessaire-critique-de-l-ecole-marchandise

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