« Nous ne pensons plus que le devoir exclusif de l'homme soit de
réaliser en lui les qualités de l'homme en général; mais nous croyons qu'il est
non moins tenu d'avoir celles de son emploi. Un fait entre autres rend sensible
cet état de l'opinion, c'est le caractère de plus en plus spécial que prend
l'éducation. De plus en plus, nous jugeons nécessaire de ne pas soumettre tous
nos enfants à une culture uniforme, comme s'ils devaient tous mener une même
vie, mais de les former différemment en vue des fonctions différentes qu'ils
seront appelés à remplir. En un mot, par un de ses aspects, l'impératif
catégorique de la conscience morale est en train de prendre la forme suivante: Mets-toi en état de remplir utilement une
fonction déterminée[1].»
Le 15 octobre dernier, paraissait
dans le journal Le Devoir un article
intitulé « Drôle d'avenir pour les diplômés ». Claude Lafleur, l'auteur de cet
article y relate les propos de Mircea Vultur, chercheur à l'Institut national
de la recherche scientifique (INRS). L'article porte sur l'évolution de la «
surqualification » des canadien-nes et des québécois-es, notamment sur la
perception des jeunes vis-à-vis leur emploi. Le chercheur conclut son article
en lançant la question suivante « [...] produit-on
trop de diplômés par rapport à nos besoins ? Qu’est-ce qui fait qu’on en
produit autant ? Et quelles sont les conséquences d’une telle
surproduction de diplômés ?[2]». Pour Vultur, ces conséquences semblent se
résumer à un « gaspillage de ressources humaines
» dans la mesure où l'on « produit » trop de gens compétents qui s'emparent des emplois « moins
qualifiés ».
Selon lui, cela occasionne une compétition entre les personnes diplômées
elles-mêmes et les personnes non diplômées. Peut-on réellement parler de
gaspillage ou de surproduction de diplômé-es?
Tout d'abord, Vultur esquisse soigneusement la question de la dégradation
des emplois peu ou pas qualifiés, notamment ce qu'il entend par « surqualification
». Visiblement, il s'attarde uniquement à la dimension institutionnelle de la
qualification. Il y a une différence importante entre la qualification
objectivement mesurable des individus selon leur taux de diplomation et celle
relative aux exigences de l'emploi au sein d'une entreprise quelconque[3].
De plus, nous savons que les emplois qui nécessitent le moins de qualifications
se dégradent (rémunération faible, flexibilisation variée, recours aux agences
de placement) que l'emploi informel est en recrudescence et que plusieurs
employeurs ne reconnaissent pas les compétences transversales de leurs
employé-es puisqu'elles sont naturalisées (non-reconnaissance et
déqualification). Par
conséquent, les explications de la «
surqualification » ne peuvent se résumer à la thèse de la division technique du
travail, car les transformations du travail et de l'emploi évoluent sous
l'égide des stratégies étatiques et patronales. À mon sens, la surqualification procède
plutôt d'une construction conjointe de l'État néolibéral et de l'entreprise
privée à travers ce qu'ils conçoivent comme étant un emploi « qualifié ».
Dans le même ordre d'idées, pourquoi est-ce problématique
d'avoir une population de plus en plus éduquée? Nos universités et nos cégeps étaient jadis
des institutions dans lesquelles l'acquisition de connaissances était un gage
d'accomplissement de soi-même, permettant l'exercice d'une citoyenneté critique
par l'entremise d'une participation active à la vie démocratique. Dans un
contexte où nous assistons à une intensification des charges et des rythmes de
travail, où nous alignons les priorités de notre système d'éducation
de plus en plus vers les besoins
pratiques des entreprises[4], il n'est pas étonnant, comme le soutient
Vultur, de constater que le taux de diplômé-es sur le chômage est en hausse et
que les motivations de certaines personnes s'inscrivent davantage dans une
relation instrumentale au travail. « On
ne demande plus à l’école de former des sujets cultivés et des citoyens moraux,
mais des objets polyvalents capables d’obéir et de renouveler sans cesse
leur “stock
de compétences” (vite obsolètes) afin d’épouser les contours
d’un “monde
en constant changement”[5]». Enfin,
comme le démontre l'article du Devoir, il s'agit
seulement d'avoir le « bon » diplôme, ce que ne détiennent vraisemblablement pas
les étudiant-es en sciences humaines et sociales, qui présentent le taux le
plus élevé de surqualification! Drôle de hasard... quand on choisi d'étudier
dans ce domaine on est surqualifié d'avance!
Anthony Desbiens
[1] Durkheim, Émile. (2013[1893]). De la division du travail social,
Presses Universitaires de France, Paris, pp. 5-6.
[2] Lafleur, Claude. Drôle d'avenir pour les diplômés, Le
Devoir, 15 octobre 2016,
http://www.ledevoir.com/societe/education/482041/drole-d-avenir-pour-les-diplomes
[3] Yerochewski, Carole, E. Galerand, F.
Lesemann, Y. Noiseux, S. Soussi et L. St-Germain.« Non qualifié les
travailleurs pauvres ? », dans La crise des emplois non qualifiés (sous
la direction de S. Amine). Montréal : Presses internationales polytechnique, pp.
125-155.
[4] Proulx, Boris. Les cégeps déterminés à pourvoir aux besoins
du marché du travail, Le Devoir, 8 octobre 2016, http://www.ledevoir.com/societe/education/481601/les-cegeps-determines-a-pourvoir-aux-besoins-du-marche-du-travail
[5]Martin, Éric. Freitag ou la nécessaire critique de l'école-marchandise, Le
Devoir, 12 septembre 2015,
http://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo/449911/freitag-ou-la-necessaire-critique-de-l-ecole-marchandise
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