mercredi 9 novembre 2016

Légalisation et décriminalisation : Quel avenir pour les emplois reliés à la distribution du cannabis ?


            C'est en consultant le numéro spécial d'Urbania sur le cannabis que m'est venu un questionnement sur l'avenir de ce commerce illégal après la légalisation que fait planer le gouvernement libéral de Justin Trudeau. Les arguments de ce dernier font miroiter la possibilité de retirer des revenus des poches du crime organisé. Cependant, il est bien difficile de prévoir la forme que prendront ces revenus qui pourraient devenir légaux dès printemps 2017 lors du dépôt du projet de loi sur ces questions à Ottawa[1]. Le journaliste Denis Wong, dans son article « L'argent pousse dans les plants de pot »[2], retrace les entreprises qui proposent des services reliés au cannabis. Il cite entre autres des sites web comme Travel THC et budandbreakfast.com, qui fonctionnent sur un modèle à la Airbnb, proposant des logements ou des chambres à louer dans lesquels la consommation de marijuana est permise et le cannabis parfois même inclus dans le prix de la nuit. La start-up californienne Eaze est présentée comme la Uber du cannabis, en offrant des livraisons à domicile de marijuana médicale en moins de vingt minutes, proposant même une consultation par webcam au coût de 30$ afin d'obtenir une prescription.

            Ces entreprises peuvent être qualifiées comme fonctionnant selon le modèle de l'économie collaborative. Le gouvernement du Québec définit ce modèle, aussi nommé économie du partage, comme suit : « Arrangement semi-formel entre consommateurs individuels d'échange d'objets, de temps, de services (hébergement, transport) dans lequel les règles commerciales habituelles sont assouplies ou contournées. »[3] Violaine Wathelet de la Solidarité des Alternatives Wallonnes et Bruxelloises (SAW-B) distingue deux modèles d'économie de partage, dont l'un, que je crois plus approprié aux types d'initiatives que sont Uber et Airbnb est défini ainsi : « L’économie collaborative est [...] une économie qui réalise ses profits grâce à la marchandisation de l’usage plutôt qu’à celle de la propriété. En d’autres termes, on ne vend plus l’objet, on vend son usage. »[4] Les emplois créés par l'entremise de ce genre d'entreprise demandent des employés qu'ils soient très flexibles sur les coûts, mais aussi temporellement et spatialement, comme l'avance Marie-Josée Dupuis, puisque le but de l'employeur est de déployer les travailleurs là où ils seront les plus efficients.[5] C'est exactement le cas de Eaze, qui déploie ses chauffeurs selon leur proximité en temps réel au lieu de livraison grâce à leur application[6].

            Le problème avec le modèle à la Airbnb est exactement celui explicité dans la définition du thésaurus de l'activité gouvernementale du Québec, c'est-à-dire que les entreprises de ce genre, non seulement, passent à côté des règles commerciales habituelles, mais également des réglementations auxquelles doivent habituellement se plier les hôtels, comme des inspections concernant la sécurité des locateurs, le paiement de taxes à l'État, ainsi que les règles relatives au voisinage et à la quiétude.[7] (Si vous voulez vous informer rapidement à ce sujet, le vidéo réalisé par CollegeHumor sur les contournements juridiques qu'effectue Airbnb est étonnamment bien fait.[8]) On peut aussi se questionner sur la pérennité de tels revenus pour les individus qui louent leur propriété ou leur logement par rapport à ceux produits par les emplois en établissements hôteliers, sans compter les bénéfices reliés aux droits du travail et autres protections sociales possibles.

            Bien sûr, les revenus reliés au cannabis ne sont pas tous calqués sur le modèle de l'économie collaborative. Par exemple, Wong cite aussi l'exemple du bed & breakfast The Adagio, situé à Denver au Colorado. La situation des États-Unis en matière de légifération du cannabis est particulière puisque ce pouvoir repose en les mains de chaque état (malgré une juridiction fédérale parfois contradictoire aux décisions de ces états). Ainsi, en 2012, le Colorado est le premier état du pays à avoir légalisé l'usage de la marijuana à des fins dites récréatives[9]. Avant cela, en 1978, 35 états avaient enclenché le processus de décriminalisation de cannabis à des fins médicales. Ces lois décriminalisantes s'accompagnent souvent de mesures qui modifient les peines imposées pour une petite possession de cannabis : « [C]ela signifie qu’une première infraction pour possession d’une petite quantité à des fins personnelles n’entraînera pas de peine d’emprisonnement ni l’ouverture d’un dossier criminel.  Cette conduite est souvent traitée au même titre qu’une infraction mineure aux lois de la circulation. »[10]

Je crois qu'il est alors important de se demander s'il un lien existe entre la légifération concernant le cannabis et les emplois générés par cette filière. C'est-à-dire que des entreprises fonctionnant sur le modèle de l'économie collaborative sont aptes à voguer sur les vides juridiques engendrés par des lois décriminalisantes, puisqu'il est souvent difficile de les catégoriser juridiquement, comme les exemples d'Uber et d'Airbnb nous le montrent. Puisque les échanges commerciaux sont plus informels, flexibles temporellement et spatialement et que l'usage seul de l'objet est vendu, il est probablement plus sécurisant pour les consommateurs de tenter leur chance auprès de ces entreprises. Au final, en louant une chambre sur budandbreakfast.com par exemple, ils ne risquent qu'une amende, et non plus l'ouverture d'un dossier criminel s'ils se font prendre à avoir en leur possession du cannabis. Ces services sont faciles d'accès, friendly user, souvent peu dispendieux, et comportent au final peu de risques. Pour le consommateur, tout est avantageux, mais pour les travailleurs qui sont employés par ces compagnies et pour l'État, qui doit tenter de faire entrer ces initiatives dans des catégories juridiques sans être capable d'en percevoir taxes et impôts, la situation est plutôt désavantageuse. Nous verrons si la légalisation du cannabis récréatif votée par référendum hier le 8 novembre par les citoyens californiens[11] changera les types d'entreprises qui se spécialisent dans les services reliés à la marijuana.

            En attendant, si j'avais à faire mes recommandations au gouvernement Trudeau quant à la légifération du cannabis au Canada, je proposerais une totale légalisation du cannabis à la fois à des fins médicales et récréatives plutôt que sa décriminalisation. Il serait plutôt bête de risquer de conserver le statut atypique des emplois reliés à la distribution du cannabis. Oui à des emplois légaux et au développement d'une expertise professionnelle sur la marijuana, mais non à des emplois flexibles et instables sans protection sociale, bref, précaires.

Catherine Villeneuve


[1] Blouin, Louis. « Légalisation de la marijuana : des dépenses avant les profits, prévient Anne McLellan ». Radio-Canada.ca, 13 septembre 2016. http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2016/09/13/001-marijuana-legalisation-canada-profits-depenses-mclellan-marche-noir.shtml.
[2] Wong, Denis. « L’argent pousse dans le plants de pot ». Urbania, 2016, p.119-121.
[3] Gouvernement du Québec. « Fiche du terme : Économie de partage ». Thésaurus de l’activité gouvernementale. Consulté le 9 novembre 2016. http://www.thesaurus.gouv.qc.ca/tag/terme.do?id=17201.
[4] Wathelet, Violaine. « Et si l’“économie collaborative” n’existait pas? » SAW-B, 2015. http://www.saw-b.be/spip/IMG/pdf/a1514_economie_collaborative.pdf.
[5] Dupuis, Marie-Josée. 2004. Renouveau syndical: proposition de redéfinition du projet syndical pour une plus grande légitimité des syndicats en tant que représentants de tous les travailleurs, CRIMT, Montréal, p.2.
[6] Robinson, Melia. « I spent the day as a legal marijuana dealer — here’s what happened ». Business Insider, 20 avril 2016. http://www.businessinsider.com/what-its-like-working-for-eaze-2016-4.
[7] Baker, Dean. « Don’t Buy The Hype — Airbnb And Uber Are Terrible For The Economy ». Business Insider, 27 mai 2014. http://www.businessinsider.com/airbnb-and-uber-are-terrible-for-the-economy-2014-5.
[8] CollegeHumor. Why Your Airbnb May Be ILLEGAL, 2016. https://www.youtube.com/watch?v=oGLe0Wgfbyk.
[9] « Le Colorado légalise l’usage récréatif du cannabis par référendum ». Le Monde.fr, 7 novembre 2012, sect. International. http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2012/11/07/le-colorado-legalise-l-usage-recreatif-du-cannabis-par-referendum_1786854_3222.html.
[10] Dolin, Benjamin. « Politique nationale en matière de drogues : États-Unis d’Amérique ». Division des affaires politiques et sociales, 23 juillet 2001. http://www.parl.gc.ca/content/sen/committee/371/ille/library/dolin2-f.htm#a.%C2%A0%20G%C3%A9n%C3%A9ralit%C3%A9s.
[11] « La marijuana à usage récréatif légalisée par référendum en Californie ». Le Monde.fr, 9 novembre 2016, sect. International. http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/11/09/la-marijuana-a-usage-recreatif-legalisee-par-referendum-en-californie_5027757_3222.html.

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