C'est en
consultant le numéro spécial d'Urbania sur le cannabis que m'est venu un
questionnement sur l'avenir de ce commerce illégal après la légalisation que
fait planer le gouvernement libéral de Justin Trudeau. Les arguments de ce
dernier font miroiter la possibilité de retirer des revenus des poches du crime
organisé. Cependant, il est bien difficile de prévoir la forme que prendront
ces revenus qui pourraient devenir légaux dès printemps 2017 lors du dépôt du
projet de loi sur ces questions à Ottawa[1]. Le journaliste
Denis Wong, dans son article « L'argent
pousse dans les plants de pot »[2], retrace les entreprises qui proposent des services
reliés au cannabis. Il cite entre autres des sites web comme Travel THC et
budandbreakfast.com, qui fonctionnent sur un modèle à la Airbnb, proposant des
logements ou des chambres à louer dans lesquels la consommation de marijuana
est permise et le cannabis parfois même inclus dans le prix de la nuit. La start-up
californienne Eaze est présentée comme la Uber du cannabis, en offrant des
livraisons à domicile de marijuana médicale en moins de vingt minutes,
proposant même une consultation par webcam au coût de 30$ afin d'obtenir une
prescription.
Ces
entreprises peuvent être qualifiées comme fonctionnant selon le modèle de
l'économie collaborative. Le gouvernement du Québec définit ce modèle, aussi
nommé économie du partage, comme suit : « Arrangement semi-formel entre
consommateurs individuels d'échange d'objets, de temps, de services
(hébergement, transport) dans lequel les règles commerciales habituelles sont
assouplies ou contournées. »[3] Violaine
Wathelet de la Solidarité des Alternatives Wallonnes et Bruxelloises (SAW-B) distingue
deux modèles d'économie de partage, dont l'un, que je crois plus approprié aux
types d'initiatives que sont Uber et Airbnb est défini ainsi : « L’économie
collaborative est [...] une économie qui réalise ses profits grâce à la
marchandisation de l’usage plutôt qu’à celle de la propriété. En d’autres
termes, on ne vend plus l’objet, on vend son usage. »[4]
Les emplois créés par l'entremise de ce genre d'entreprise demandent des
employés qu'ils soient très flexibles sur les coûts, mais aussi temporellement
et spatialement, comme l'avance Marie-Josée Dupuis, puisque le but de
l'employeur est de déployer les travailleurs là où ils seront les plus
efficients.[5]
C'est exactement le cas de Eaze, qui déploie ses chauffeurs selon leur
proximité en temps réel au lieu de livraison grâce à leur application[6].
Le problème avec le modèle à la
Airbnb est exactement celui explicité dans la définition du thésaurus de
l'activité gouvernementale du Québec, c'est-à-dire que les entreprises de ce
genre, non seulement, passent à côté des règles commerciales habituelles, mais
également des réglementations auxquelles doivent habituellement se plier les
hôtels, comme des inspections concernant la sécurité des locateurs, le paiement
de taxes à l'État, ainsi que les règles relatives au voisinage et à la
quiétude.[7]
(Si vous voulez vous informer rapidement à ce sujet, le vidéo réalisé par
CollegeHumor sur les contournements juridiques qu'effectue Airbnb est
étonnamment bien fait.[8])
On peut aussi se questionner sur la pérennité de tels revenus pour les individus
qui louent leur propriété ou leur logement par rapport à ceux produits par les
emplois en établissements hôteliers, sans compter les bénéfices reliés aux
droits du travail et autres protections sociales possibles.
Bien sûr, les revenus reliés au
cannabis ne sont pas tous calqués sur le modèle de l'économie collaborative.
Par exemple, Wong cite aussi l'exemple du bed
& breakfast The Adagio, situé à Denver au Colorado. La situation des
États-Unis en matière de légifération du cannabis est particulière puisque ce
pouvoir repose en les mains de chaque état (malgré une juridiction fédérale
parfois contradictoire aux décisions de ces états). Ainsi, en 2012, le Colorado
est le premier état du pays à avoir légalisé l'usage de la marijuana à des fins
dites récréatives[9]. Avant cela, en
1978, 35 états avaient enclenché le processus de décriminalisation de cannabis
à des fins médicales. Ces lois décriminalisantes s'accompagnent souvent de
mesures qui modifient les peines imposées pour une petite possession de cannabis
: « [C]ela signifie qu’une
première infraction pour possession d’une petite quantité à des fins
personnelles n’entraînera pas de peine d’emprisonnement ni l’ouverture d’un
dossier criminel. Cette conduite est souvent traitée au même titre qu’une
infraction mineure aux lois de la circulation. »[10]
Je crois qu'il est alors important de se demander s'il un lien existe
entre la légifération concernant le cannabis et les emplois générés par cette
filière. C'est-à-dire que des entreprises fonctionnant sur le modèle de l'économie
collaborative sont aptes à voguer sur les vides juridiques engendrés par des
lois décriminalisantes, puisqu'il est souvent difficile de les catégoriser
juridiquement, comme les exemples d'Uber et d'Airbnb nous le montrent. Puisque
les échanges commerciaux sont plus informels, flexibles temporellement et
spatialement et que l'usage seul de l'objet est vendu, il est probablement plus
sécurisant pour les consommateurs de tenter leur chance auprès de ces
entreprises. Au final, en louant une chambre sur budandbreakfast.com par
exemple, ils ne risquent qu'une amende, et non plus l'ouverture d'un dossier
criminel s'ils se font prendre à avoir en leur possession du cannabis. Ces
services sont faciles d'accès, friendly
user, souvent peu dispendieux, et comportent au final peu de risques. Pour
le consommateur, tout est avantageux, mais pour les travailleurs qui sont
employés par ces compagnies et pour l'État, qui doit tenter de faire entrer ces
initiatives dans des catégories juridiques sans être capable d'en percevoir
taxes et impôts, la situation est plutôt désavantageuse. Nous verrons si la
légalisation du cannabis récréatif votée par référendum hier le 8 novembre par
les citoyens californiens[11] changera les
types d'entreprises qui se spécialisent dans les services reliés à la
marijuana.
En attendant, si j'avais à faire mes
recommandations au gouvernement Trudeau quant à la légifération du cannabis au
Canada, je proposerais une totale légalisation du cannabis à la fois à des fins
médicales et récréatives plutôt que sa décriminalisation. Il serait plutôt bête
de risquer de conserver le statut atypique des emplois reliés à la distribution
du cannabis. Oui à des emplois légaux et au développement d'une expertise
professionnelle sur la marijuana, mais non à des emplois flexibles et instables
sans protection sociale, bref, précaires.
Catherine Villeneuve
[1] Blouin, Louis.
« Légalisation de la marijuana : des dépenses avant les profits, prévient
Anne McLellan ». Radio-Canada.ca, 13 septembre 2016.
http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2016/09/13/001-marijuana-legalisation-canada-profits-depenses-mclellan-marche-noir.shtml.
[3] Gouvernement du Québec. « Fiche
du terme : Économie de partage ». Thésaurus de l’activité
gouvernementale. Consulté le 9 novembre 2016.
http://www.thesaurus.gouv.qc.ca/tag/terme.do?id=17201.
[4] Wathelet,
Violaine. « Et si l’“économie collaborative” n’existait pas? » SAW-B, 2015.
http://www.saw-b.be/spip/IMG/pdf/a1514_economie_collaborative.pdf.
[5] Dupuis,
Marie-Josée. 2004. Renouveau syndical: proposition de redéfinition du projet syndical pour une
plus grande légitimité des syndicats en tant que représentants de tous les
travailleurs, CRIMT, Montréal, p.2.
[6]
Robinson, Melia. « I spent the day as a legal
marijuana dealer — here’s what happened ». Business Insider, 20
avril 2016.
http://www.businessinsider.com/what-its-like-working-for-eaze-2016-4.
[7]
Baker, Dean. « Don’t Buy The Hype — Airbnb And
Uber Are Terrible For The Economy ». Business Insider, 27 mai 2014.
http://www.businessinsider.com/airbnb-and-uber-are-terrible-for-the-economy-2014-5.
[8]
CollegeHumor. Why Your Airbnb May Be ILLEGAL,
2016. https://www.youtube.com/watch?v=oGLe0Wgfbyk.
[9] « Le
Colorado légalise l’usage récréatif du cannabis par référendum ». Le
Monde.fr, 7 novembre 2012, sect. International. http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2012/11/07/le-colorado-legalise-l-usage-recreatif-du-cannabis-par-referendum_1786854_3222.html.
[10] Dolin, Benjamin. « Politique
nationale en matière de drogues : États-Unis d’Amérique ». Division des
affaires politiques et sociales, 23 juillet 2001.
http://www.parl.gc.ca/content/sen/committee/371/ille/library/dolin2-f.htm#a.%C2%A0%20G%C3%A9n%C3%A9ralit%C3%A9s.
[11] « La marijuana à usage
récréatif légalisée par référendum en Californie ». Le Monde.fr, 9
novembre 2016, sect. International.
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/11/09/la-marijuana-a-usage-recreatif-legalisee-par-referendum-en-californie_5027757_3222.html.
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