dimanche 6 novembre 2016

Made in Syria


Un article de la BBC, publié par un journaliste envoyé en Turquie pour investiguer l’industrie textile qui est soupçonnée d’exploiter des réfugiés et enfants syriens, nous apprend que de nombreux enfants syriens confectionnent effectivement des vêtements qui sont ensuite revendus au Royaume-Uni. Les conditions de travail sont terribles, les manufactures étant étroites et mal aérées. Le journaliste rapporte que seul un faible pourcentage des quelques 3 millions de Syriens qui ont trouvé refuge en Turquie ne détient les documents requis pour travailler, les autres étant donc contraints de travailler illégalement, constituant ansi une main d’œuvre particulièrement vulnérable, dont les droits sont facilement bafoués et à qui on offre des salaires dérisoires. Les marques concernées interrogées à ce sujet ont répondu inspecter régulièrement leurs fournisseurs et que certaines visites ne sont même pas annoncées à l’avance. Toutefois, un enfant syrien explique ensuite que les travailleurs irréguliers sont simplement cachés à l’arrivée des « inspecteurs » et retournent (probablement très rapidement !) travailler ensuite.

Comme l’a bien documenté l’intellectuelle canadienne Naomi Klein dans son ouvrage No Logo, les marques n’ont rien à cirer des droits des travailleurs, peu importe ce qu’elles peuvent clamer dans leurs campagnes publicitaires, collections spéciales, valeurs d’entreprise, et j’en passe. Les marques bénéficient immensément d’un système dans lequel elles ne sont propriétaires d’aucune manufacture et évitent ainsi toute responsabilité en matière de droits des travailleurs. Quand un scandale fait surface, elles jettent le blâme sur les « entrepreneurs » auxquels elles envoient leurs commandes, et qui doivent ensuite trouver un moyen de produire des millions d’exemplaires d’un même t-shirt dans des délais complètement déraisonnables. Ces employeurs sont ceux qui doivent assumer les fluctuations de la demande (la période d’après les fêtes est particulièrement creuse, par exemple) et ils le font en n’embauchant généralement pas de main d’œuvre supplémentaire durant les périodes de pointe, préférant faire travailler en double celle qui peine déjà à maintenir la cadence. Ce n’est pas pour rien que les marques s’opposent farouchement à l’établissement de mécanismes juridiques pour contrôler les conditions de travail dans les manufactures qui les fournissent, préférant de loin élaborer des « codes de conduite » sur une base volontaire, qui ne soient pas trop contraignants. Tout cela est sans mentionner les stratégies d’évasion fiscale des géants de l’industrie, ou l’impact environnemental de 52 collections à l’année plutôt que les traditionnelles printemps-été et automne-hiver (on estime que l’industrie, depuis l’avènement de cette fast fashion, est la deuxième plus polluante au monde, tout juste derrière l’industrie pétrolière).

L’exposé de Klein concernait surtout de grandes marques américaines, comme The Gap, mais bien que les géants ne sont plus les mêmes (on parle maintenant plutôt de l’espagnole Inditex ou de la suédoise H&M), les stratégies de réduction des coûts de production adoptées par les entreprises « pionnières » états-uniennes sont aujourd’hui la norme plutôt que l’exception. Certains d’entre nous se souviendront du choc ressenti lorsqu’on a appris que nos produits Nike étaient fabriqués par des enfants, ou dans des conditions immondes par des Coréens, à des milliers de kilomètres de chez nous. Aujourd’hui, il s’en trouve même pour justifier l’utilisation des sweatshops, qui contribueraient au développement économique des populations vulnérables où sont implantées les manufactures textile. Naomi Klein explique bien comment la création de zones franches par les gouvernements des pays producteurs, qui permet aux investisseurs étrangers de faire produire leur marchandise sans être soumis aux lois du pays, agit plutôt selon un principe de nivellement par le bas, les gouvernements étant placés en compétition pour savoir qui offrira les coûts de productions les plus bas et le moins de contraintes légales possibles quant aux droits des travailleurs.


Pierre-Hubert Leroux
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Klein, N. (2015). No logo : la tyrannie des marques (éd. augmentée ; traduit par M. Saint-Germain). Montréal, Québec : Lux Éditeur.

MacIntyre, D. (2016, 23 octobre). The kids who have to sew to survive. BBC. Repéré à http://www.bbc.com/news/business-37693173

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