De l'industrialisation à la mondialisation: symétrie et dissymétrie d'un populisme ouvrier
En 1890 aux États-Unis, le People’s Party formulait une critique de l’establishment dont on trouve l’écho aujourd’hui : « Wall
Street possède le pays. Nous n’avons plus un gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple, mais un gouvernement de Wall Street, par Wall Street
et pour Wall Street. Nos lois sont le produit d’un système qui pare les fripons
d’une robe de juriste et qui habille l’honnêteté de guenilles. Le peuple est
aux abois : que les limiers de l’argent qui nous harcèlent prennent garde[1]».
Deux ans plus tard, le People’s Party réitère; cette fois avec une pointe de racisme :
« La corruption domine l’élection, les législatures, le Congrès, et
effleure l’hermine des magistrats. Les journaux sont subventionnés ou étouffés.
Notre travail perd sa valeur, la terre se concentre dans les mains des
capitalistes. Les ouvriers ne peuvent pas se syndiquer, des travailleurs
importés font pression sur les salaires, le produit du labeur de millions est
volé pour édifier de colossales fortunes[2]».
Le siècle suivant, Bill Clinton reprend la
diatribe en ces termes : « Il faut d’abord penser au peuple. Depuis plus
de dix ans, les riches sont devenus plus riches pendant que ceux qui
travaillent dur et respectent les lois ont été pénalisés. (…) Washington récompense
ceux qui spéculent[3]».
Quelques mois après sa critique de l’establishment financier, William Clinton
ratifie le l’Accord de libre-échange
nord-américain sensé donner un souffle nouveau à la main-d’œuvre qualifiée américaine.
La promesse de «d’abord penser au peuple» est directement dirigée à l’électorat
de «l’Amérique profonde»; ces ouvriers et ouvrières de l’industrie automobile,
figures emblématiques de l’American dream…
Si l’industrie automobile a joué un rôle clé
dans l’expansion de la classe moyenne américaine, elle est en 1992 en grande
difficulté.
Ratifié par Clinton, l’ALENA est signé par son
successeur, Georges W. Bush en 1994. Comme à chaque fois où il est question de
libre échange, des «experts» font la tournée des talk-shows républicains pour convaincre la population que c’est la
solution au chômage de masse dont est frappé le Midwest à cette époque…
À l’occasion d’un débat télévisé entre Albert
Gore et George W. Bush, Lawrence Bossidy, président d’AlliedSignal, firme
propriétaire de l’usine Autolite située en Ohio, qui produit des bougies
d’allumage, et membre d’une organisation pro-ALENA joue les racoleurs :
« Voici une bougie, une bougie Autolite. Elle a été
fabriquée à Fostoria, dans l’Ohio. Aujourd’hui, nous en produisons dix-huit
millions; demain, nous en produirons vingt-cinq millions. La question,
c’est : où allons-nous les produire? En ce moment, on ne peut pas les
vendre au Mexique, parce qu’il faut payer une taxe douanière de 15 %. Mais
si l’ALENA est adopté, nous pourrons les vendre là-bas et donc continuer à
fabriquer ces bougies à Fostoria. Ce qui veut dire qu’il n’y aura plus
seulement mille cent emplois dans notre usine, mais bien davantage. (…) Ceci n’est qu’une petite partie d’une voiture.
Aujourd’hui, nous exportons quatre mille automobiles au Mexique; eh bien, nous
en exporterons soixante mille au cours de la première année [suivant l’adoption de
l’ALENA], ce qui veut dire quinze
mille emplois supplémentaires![4] ».
Vous vous en doutez. C’est de la poudre aux yeux.
Les quinze mille emplois ne verront jamais le jour. Mais la «rust
belt» est aussitôt séduite.
Treize ans plus tard, en 2007, le spectre de la
crise économique plonge le pays dans un marasme économique. Ironiquement, c’est
aussi le moment du renouvellement des négociations collectives de l’industrie
automobile. Sous la menace de fermeture d’usines, l’UAW (United Auto Worker) consent
à un système de salaire horaire à deux vitesses (14 $ pour les nouveaux,
28 $ pour les anciens), à adopter un gel des salaires et procéder à l’externalisation
des coûts de santé des retraités plutôt que de perdre des emplois. La même
année, Autolite annonce sa décision d’implanter une première usine à Mexicali,
en dessous de la frontière sud. Plus de la moitié des six cents salariés d’Autolite
sont licenciés dans les 2 années qui suivent.
En 2009, pour sauver les fleurons de l’Amérique
ouvrière menacée de faillite, le gouvernement de George W. Bush et celui de son
successeur, Barack Obama, injectent des sommes colossales de capitaux provenant
des fonds publics. Arbitres impitoyables des négociations collectives, ils octroient
les fonds sous certaines conditions : ils exigent la réouverture des
conventions avec une orientation bien définie, celle de réduire les coûts
horaires de travail et, par extension, les coûts de fabrication afin de
demeurer compétitif envers leurs concurrents asiatiques.
Alors que le salaire ne compte que pour 7 à 11,5 %
du coût total d’assemblage d’un véhicule aux États-Unis, on peut se demander en
quoi cette mesure était nécessaire[5].
N’empêche, le syndicat signe : «extension du
système de salaires à deux vitesses à tous les nouveaux salariés, le renoncement
à l’exercice du droit de grève jusqu’en 2015, le gel des mécanisme d’indexation
des salaires à l’inflation, l’élimination du “Jobs Banks”, un système où les
salariés, mis temporairement au chômage technique, continuaient de percevoir
leur quasi plein salaire en attendant d’être rappelés par l’entreprise, le
changement des modalités de calcul des pensions et enfin, la reprise par l’UAW
des dettes relatives aux dépenses de santé accumulées dans le fonds spécial créé
à cet effet dont il assure la responsabilité de gestion depuis 2007»[6].
Même sous ces concessions, le sort semble jeté.
La compétition est féroce, nous dit-on, et ce n’est pas un choix, mais un
impératif de concurrence érigé en nécessité. La promesse de création d’emploi
de «Larry» Bossidy n’était ainsi qu’un faux-fuyant dont l’objectif restait évidemment
la baisse des coûts de production.
17 ans après l’ALENA, la promesse de création d’emploi
s’est avérée un échec absolu; du moins, pour la main d’œuvre automobile
américaine.
En 2010, dans l’usine de bougie d’allumage
Autolite, il ne reste que 86 ouvriers; elle qui en comptait plus de 900 lors de
la signature de l’Accord.
Le calcul est simple : un ouvrier d’Autolite
gagnait 22 dollars de l’heure alors que celui de Mexicali 15,50 pesos. Est-ce à
dire que les Mexicains ont volé les emplois des ouvriers américains? Disons
plutôt qu’ils ont obtenu des emplois au vingtième du salaire horaire d’un
américain moyen.
L’Amérique profonde a été trahie par la politique et ne sait plus faire
confiance au politique. Cette même
Amérique, qui avait voté pour William Clinton en 1992 pour George W. Bush en
2001 et pour Obama en 2009 s’est fait, encore une fois, enfumer par un nouveau
populiste.
«
We are going to replace our failed and corrupt establishment with a new
government that serves you, your family, and your country.
My economic agenda can be summed up in three very beautiful words : jobs,
jobs, jobs. We will cut taxes for all working and middle-class households in
America. We will reduce regulations, which will put more money into the hands
of our poorest workers and bring thousands of new companies to our shores. Our
campaign is about breaking up the special interest monopoly in Washington, D.C.
We’re trying to disrupt the collusion between the wealthy donors, the large
corporations, and the media executives. They’re all part of the same political
establishment».
Au final, le
documentariste et polémiste Michael Moore avait vu juste lorsqu’il a prédit la
victoire de Trump par l’UAW. Le 11 novembre 2016, La Presse nous informe qu’un
tiers des 425 000 membres de l’UAW ont voté pour Trump[7].
L’Amérique profonde est en colère, et ça se comprend.
Si, dans la classe
moyenne américaine il y a eut une prise de conscience de l’incapacité du
gouvernement à contrer la «marche du progrès néolibéral» et à sortir la classe
ouvrière du rouge, l’avenir du «white
blue collar worker» ne semble pas plus rose avec la figure de Donald Trump
comme défenseur.
Le populisme d’hier
fait donc écho à celui d’aujourd’hui. Les transformations du travail au temps
de l’industrialisation trouvent une symétrie dans les transformations induites
par la mondialisation. D’une certaine façon, l’histoire nous prouve qu’il y a
un os dans la moulinette américaine. Les gouvernements de gauche comme de
droite n’ont absolument rien fait pour sauver l’industrie automobile. Pis
encore, ils ont participé de concert à son démantèlement.
Et qui pourrait mieux
l’exprimer qu’une des dernières ouvrières américaine de l’usine d’Autolite?
Peggy Gilligs, 53 ans,
«vérificatrice de lot» à Autolite nous confie son spleen dans un article
du Monde diplomatique: « Je suis déçue par nos dirigeants. Ils nous ont
poignardés dans le dos en nous vendant aux intérêts étrangers »[8].
Sa retraite à 60 ans, elle ne l’aura pas, malgré ses 29 ans de loyauté.
Elle ne semble
pourtant pas avoir d’animosité envers ses «concurrents» : «Les délocalisations
n’ont pas l’air de faire beaucoup de bien aux travailleurs du tiers-monde […]
on leur donne un salaire qui ne leur permet pas de vivre décemment :
comment voulez-vous que ce soit bénéfique? C’est peut-être mieux que de ne pas
avoir de boulot du tout, mais si vous ne gagnez pas assez pour vous payer une
maison ni même une voiture d’occasion… Je ne sais pas. Je ne vois pas à qui ça
profite, sinon aux grandes compagnies»[9].
Une clairvoyante, sans
doute.
Et puis après, est-ce qu'on a vraiment le choix?
[4] John R. MacArthur, «Dans l’Ohio, les emplois volés de Fostoria», Le Monde diplomatique,
Juillet 2011, p.12-13.
[5] SAUVIAT,
Catherine. «Renouvellement des conventions collectives chez General Motors,
Ford et Chrysler : l’emploi contre les salaires», Chronique
Internationales, vol. 134, janvier 2012, p. 4.
[6] Ibid., p. 5.
[7]Agence France-Presse, «Renégocier l'ALÉNA? Le
syndicat de l'automobile UAW appuie Trump», La Presse, 11 novembre 2016, (consulté
le 20 novembre 2016).
[8] John
R. MacArthur, «Dans l’Ohio, les emplois volés de Fostoria», Le Monde
diplomatique, Juillet 2011, p.4.
[9] Ibid.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire