Réflexions
autour du travail décent
Le 7
octobre dernier, dans le cadre de la journée mondiale pour le travail décent,
le Front de défense des non-syndiquéEs (FDNS), une coalition d’environ 25
organismes populaires et syndicaux, organisait un colloque pour nourrir des
réflexions autour de la question
suivante : comment sortir les travailleuses et travailleurs de la
pauvreté? Autant la lutte pour le travail décent apparaît pertinente et même urgente
pour réduire la pauvreté et la souffrance d’un nombre croissant de
travailleuses et travailleurs pauvres, autant la réduction de l’analyse de
cette thématique à une dimension surtout économique comporte des risques
importants. Nous résumerons
brièvement les éléments clés présentés dans l’avant-midi du colloque, puis
tenterons de présenter des notions qui pourraient contribuer à complexifier les
discussions sur le travail décent.
Au-delà
de leur préférence pour le salaire minimum, le salaire viable ou le revenu
minimum garanti, d’emblée, les conférenciers et conférencières étaient unanimes
sur le fait que le salaire minimum en vigueur au Québec - 10,55 $ - condamne à
la pauvreté et à une privation de besoins fondamentaux. Il leur apparaissait
donc opportun de profiter du contexte actuel, avec la lutte étatsunienne pour
l’augmentation du salaire minimum à 15$, pour mener ce combat au Québec. Par contre, les différents membres du
FDNS ont des propositions différentes sur l’objectif précis à atteindre. L’organisme communautaire Au bas
de l’échelle, en se référant pour ses calculs au seuil du faible revenu,
propose une augmentation à 11,47$ pour les personnes travaillant 40 heures par
semaine et à 13,11$ pour celles qui en travaillent 35. L’Institut de recherche et d’informations
socio-économiques (IRIS) met plutôt de l’avant le salaire viable, concept
développé par l’historien Lawrence Glickman qui le définit comme suit :
« un niveau de salaire qui permet aux travailleurs de supporter leurs
familles, d’être dignes et d’avoir les moyens et la possibilité de participer à
la vie civique » (1). D’après
l’IRIS, le salaire minimum viable, calculé en fonction d’une semaine de travail
de 37 heures et demie, varie selon la situation de la personne; il serait donc
de 15,38$ pour une personne vivant seule à Montréal, mais de 13,44$ pour une
famille monoparentale avec un enfant habitant à Québec. (2) De plus, le salaire viable comporte
deux avantages importants : premièrement, il inclut des dépenses pour
l’éducation et la culture et deuxièmement, il laisse une marge de manœuvre pour que les travailleurs et
travailleuses puissent envisager une sortie de la pauvreté. N’empêche que les
idées exposées par Au bas de l’échelle et l’IRIS ainsi que par les autres
panélistes de l’avant-midi, si elles ne sont pas dénuées d’intérêt, s’inscrivent
dans une rationalité économique. Si une analyse économique n’est pas négative
en soi, c’est sa centralité et l’ombre qu’elle jette sur des éléments
fondamentaux du travail décent, qui dérangent. Nous parlerons ici de deux de
ces éléments : le sens du travail et les catégories qui peuvent y aspirer.
Qu’en
est-il du sens du travail? Durant cette journée de réflexion sur le travail
décent, la question n’a pas été traitée. Ne pouvant ici présenter les nombreuses
définitions que les chercheurs et chercheures en sciences sociales ont donné au
sens du travail, nous nous limiterons à des concepts de deux auteurs.
L’économiste britannique Guy Standing,
dans sa définition du précariat inclut l’absence de “skill reproduction security” qu’il définit
comme suit: “Opportunity to gain skills, through apprenticeships, employment
training and so on, as well as opportunity to make use of competencies.” (3) Tout travail, précaire ou pas, ne devrait-il pas inclure ces
possibilités? Ce concept ne
pourrait-il pas enrichir la réflexion sur le travail décent?
De
plus, le philosophe André Gorz, très critique de la raison économique, s’est
penché de manière très analytique et détaillée sur la perte de sens du travail dans
les sociétés tayloristes,
fordistes et post-fordistes.
Pour Gorz, l’intérêt et la variété du travail ne suffisent pas. La quête de sens est bien plus ample.
« À la fin de ma journée, suis-je
devenu humainement plus riche ou plus pauvre? Si au zénith de ma vie, on me
demande : Est-ce cela que tu rêvais de devenir quand tu avais quinze ans,
que répondrais-je? (…) C’est à la lumière de ce genre de questions que la
rationalisation économique du travail apparaît dans la pauvreté de son
abstraction. (…) La question à poser à propos des contenus du travail est donc
aussi celle-ci : est-ce là le genre d’hommes, de femmes dont nous
souhaitons que l’humanité soit faite? » (4)
Voilà
des considérations qui vont beaucoup plus loin que l’augmentation du salaire
minimum ou son remplacement par un autre type de revenu.
Nous
l’avons mentionné, dans ce colloque, la primauté accordée aux considérations
matérielles de la vie des travailleurs et travailleuses semble évacuer de la
problématique du travail décent toute réflexion sur son sens. Si tous les
intervenants ont mentionné que les femmes sont surreprésentées dans les
personnes qui travaillent au salaire minimum ou avec un salaire très bas, une autre
question s’impose. Le
travail décent se limitant à une question de salaire, faire un travail qui a un
sens sera-t-il un privilège pour les hommes? De plus, les personnes immigrantes
et racisées occupant beaucoup d’emplois au bas de l’échelle, le sens du travail
demeurera-t-il l’apanage du groupe majoritaire, notamment des hommes blancs? Pour
parler sans ambiguïtés, le travail avec un sens est-il un luxe réservé aux
dominants?
Dans
une période où les politiques néolibérales d’austérité ne cessent de
s’intensifier, il peut sembler de mauvais ton de critiquer si durement les
organismes communautaires et les syndicats qui font les frais de l’idéologie du
déficit zéro. Nous croyons
toutefois qu’appliquer la rationalité économique au travail décent, ne peut que
participer à l’appauvrissement existentiel et économique des femmes, des
travailleurs pauvres et des personnes immigrantes et racisées. Le mouvement
communautaire et syndical osera-t-il affronter cette complexité?
Susana Ponte Rivera
Susana Ponte Rivera
(1) NGUYEN, Minh et HURTEAU, Philippe, Quel est le salaire
viable? Calcul pour Montréal et Québec en 2015, Note socio-économique,
avril 2015, p.1
http://iris-recherche.qc.ca/publications/salaire-viable2015
http://iris-recherche.qc.ca/publications/salaire-viable2015
(2) NGUYEN, Minh et HURTEAU, Philippe, Quel est le salaire
viable? Calcul pour Montréal et Québec en 2015, Note socio-économique,
avril 2015,
http://iris-recherche.qc.ca/publications/salaire-viable2015
http://iris-recherche.qc.ca/publications/salaire-viable2015
(3)
STANDING, Guy, 2011 « The Precariat », dans The Precariat : the
New Dangerous Class, Bloomsbury, New York. P. 10
(4) GORZ, André, 1988, Métamorphoses du travail, critique de la
raison économique, Essais Folio, Paris, P. 134
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