mercredi 21 octobre 2015

Réflexions autour du travail décent



Réflexions autour du travail décent
Le 7 octobre dernier, dans le cadre de la journée mondiale pour le travail décent, le Front de défense des non-syndiquéEs (FDNS), une coalition d’environ 25 organismes populaires et syndicaux, organisait un colloque pour nourrir des réflexions autour de  la question suivante : comment sortir les travailleuses et travailleurs de la pauvreté? Autant la lutte pour le travail décent apparaît pertinente et même urgente pour réduire la pauvreté et la souffrance d’un nombre croissant de travailleuses et travailleurs pauvres, autant la réduction de l’analyse de cette thématique à une dimension surtout économique comporte des risques importants.  Nous résumerons brièvement les éléments clés présentés dans l’avant-midi du colloque, puis tenterons de présenter des notions qui pourraient contribuer à complexifier les discussions sur le travail décent.
Au-delà de leur préférence pour le salaire minimum, le salaire viable ou le revenu minimum garanti, d’emblée, les conférenciers et conférencières étaient unanimes sur le fait que le salaire minimum en vigueur au Québec - 10,55 $ - condamne à la pauvreté et à une privation de besoins fondamentaux. Il leur apparaissait donc opportun de profiter du contexte actuel, avec la lutte étatsunienne pour l’augmentation du salaire minimum à 15$, pour mener ce combat au Québec.  Par contre, les différents membres du FDNS ont des propositions différentes sur l’objectif précis à atteindre.   L’organisme communautaire Au bas de l’échelle, en se référant pour ses calculs au seuil du faible revenu, propose une augmentation à 11,47$ pour les personnes travaillant 40 heures par semaine et à 13,11$ pour celles qui en travaillent 35.  L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) met plutôt de l’avant le salaire viable, concept développé par l’historien Lawrence Glickman qui le définit comme suit : « un niveau de salaire qui permet aux travailleurs de supporter leurs familles, d’être dignes et d’avoir les moyens et la possibilité de participer à la vie civique » (1).  D’après l’IRIS, le salaire minimum viable, calculé en fonction d’une semaine de travail de 37 heures et demie, varie selon la situation de la personne; il serait donc de 15,38$ pour une personne vivant seule à Montréal, mais de 13,44$ pour une famille monoparentale avec un enfant habitant à Québec. (2)  De plus, le salaire viable comporte deux avantages importants : premièrement, il inclut des dépenses pour l’éducation et la culture et deuxièmement, il laisse  une marge de manœuvre pour que les travailleurs et travailleuses puissent envisager une sortie de la pauvreté. N’empêche que les idées exposées par Au bas de l’échelle et l’IRIS ainsi que par les autres panélistes de l’avant-midi, si elles ne sont pas dénuées d’intérêt, s’inscrivent dans une rationalité économique. Si une analyse économique n’est pas négative en soi, c’est sa centralité et l’ombre qu’elle jette sur des éléments fondamentaux du travail décent, qui dérangent. Nous parlerons ici de deux de ces éléments : le sens du travail et les catégories qui peuvent y aspirer.   
Qu’en est-il du sens du travail? Durant cette journée de réflexion sur le travail décent, la question n’a pas été traitée. Ne pouvant ici présenter les nombreuses définitions que les chercheurs et chercheures en sciences sociales ont donné au sens du travail, nous nous limiterons à des concepts de deux auteurs. L’économiste britannique Guy Standing,  dans sa définition du précariat inclut l’absence de “skill reproduction security” qu’il définit comme suit: “Opportunity to gain skills, through apprenticeships, employment training and so on, as well as opportunity to make use of competencies.” (3)  Tout travail, précaire ou pas,  ne devrait-il pas inclure ces possibilités?  Ce concept ne pourrait-il pas enrichir la réflexion sur le travail décent? 
De plus, le philosophe André Gorz, très critique de la raison économique, s’est penché de manière très analytique et détaillée sur la perte de sens du travail dans les sociétés tayloristes,  fordistes et post-fordistes.  Pour Gorz, l’intérêt et la variété du travail ne suffisent pas.  La quête de sens est bien plus ample.
 « À la fin de ma journée, suis-je devenu humainement plus riche ou plus pauvre? Si au zénith de ma vie, on me demande : Est-ce cela que tu rêvais de devenir quand tu avais quinze ans, que répondrais-je? (…) C’est à la lumière de ce genre de questions que la rationalisation économique du travail apparaît dans la pauvreté de son abstraction. (…) La question à poser à propos des contenus du travail est donc aussi celle-ci : est-ce là le genre d’hommes, de femmes dont nous souhaitons que l’humanité soit faite? » (4)
Voilà des considérations qui vont beaucoup plus loin que l’augmentation du salaire minimum ou son remplacement par un autre type de revenu.
Nous l’avons mentionné, dans ce colloque, la primauté accordée aux considérations matérielles de la vie des travailleurs et travailleuses semble évacuer de la problématique du travail décent toute réflexion sur son sens. Si tous les intervenants ont mentionné que les femmes sont surreprésentées dans les personnes qui travaillent au salaire minimum ou avec un salaire très bas, une autre question s’impose.   Le travail décent se limitant à une question de salaire, faire un travail qui a un sens sera-t-il un privilège pour les hommes? De plus, les personnes immigrantes et racisées occupant beaucoup d’emplois au bas de l’échelle, le sens du travail demeurera-t-il l’apanage du groupe majoritaire, notamment des hommes blancs? Pour parler sans ambiguïtés, le travail avec un sens est-il un luxe réservé aux dominants?
Dans une période où les politiques néolibérales d’austérité ne cessent de s’intensifier, il peut sembler de mauvais ton de critiquer si durement les organismes communautaires et les syndicats qui font les frais de l’idéologie du déficit zéro.  Nous croyons toutefois qu’appliquer la rationalité économique au travail décent, ne peut que participer à l’appauvrissement existentiel et économique des femmes, des travailleurs pauvres et des personnes immigrantes et racisées. Le mouvement communautaire et syndical osera-t-il affronter cette complexité?

Susana Ponte Rivera
(1) NGUYEN, Minh et HURTEAU, Philippe, Quel est le salaire viable? Calcul pour Montréal et Québec en 2015, Note socio-économique, avril 2015, p.1 
http://iris-recherche.qc.ca/publications/salaire-viable2015
(2) NGUYEN, Minh et HURTEAU, Philippe, Quel est le salaire viable? Calcul pour Montréal et Québec en 2015, Note socio-économique, avril 2015, 
http://iris-recherche.qc.ca/publications/salaire-viable2015
(3) STANDING, Guy, 2011 « The Precariat », dans The Precariat : the New Dangerous Class, Bloomsbury, New York. P. 10
(4) GORZ, André, 1988, Métamorphoses du travail, critique de la raison économique, Essais Folio, Paris, P. 134

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