Les travailleurs déprimés ignorent le besoin de traitement
Selon une récente étude du Centre de Toxicomanie et de Santé Mentale
(CTSM), parmi les participants, deux travailleurs canadiens sur dix présentent
des symptômes importants de dépression. En outre, plus de la moitié de ceux-ci
(53%) considèrent comme non nécessaire de chercher à obtenir de l’aide afin d’améliorer
leur condition. Cet état de santé mentale malencontreux entraîne alors d’importantes
pertes de productivité au travail, et selon les calculs de l’étude, faire
reconnaître la nécessité d’intervention à ceux qui ont en besoin permettrait de
diminuer ces pertes de 33%. La solution est alors de faire comprendre aux
travailleurs qu’un traitement leur serait bénéfique, même si cette
problématique est reconnue comme particulièrement complexe. Les stratégies les
plus efficaces seraient ainsi celles de types holistiques, qui appréhendent
toutes les différentes dimensions du problème.
L’entreprise
repose entièrement sur ses employés, ce sont eux qui, par leur travail, en assurent
la pérennité. Dès lors, si un travailleur présente un problème, l’entreprise en
est affectée aussi : si la productivité d’un individu chute, cela s’en
ressentira sur la productivité globale. La course à la productivité est la
norme depuis l’avènement du taylorisme et sa chasse aux pertes de rendement. Ce
modèle de méthodes scientifiques ayant pour but de constamment augmenter la
productivité des travailleurs a permis pendant longtemps de diffuser une
conception du travailleur comme un robot, une machine exécutant les tâches de
production. Ainsi, tout comportement indésirable selon les normes managériales (puisque
constituant un obstacle à la productivité) se voyait réprimandé et éliminé. Ce
paradigme froid et utilitaire n’est heureusement plus à l’œuvre aujourd’hui. En
effet, on est passé de la suppression des pratiques indésirables à leur
gestion. Cela se traduit par une représentation du travailleur plus humaine, en
en reconnaissant le caractère d’être sensible. Il s’agit là de l’aboutissement
de l’avènement de l’école des Relations Humaines au sein de l’entreprise, dont
Elton Mayo fut le pionnier dans les années 1940 depuis sa découverte de l’effet
Hawthorne, qui montre que les travailleurs sont plus productifs lorsque
valorisés, par leur observation et leur interrogation notamment.
Alors
si l’on prend maintenant en considération la sensibilité du travailleur dans sa
gestion, cela n’entraîne-t-il pas une gestion de sa sensibilité ? Il va de soi
que vouloir cadrer les émotions d’un employé avec son environnement de travail
est naturel et même souhaitable pour le bien-être de la communauté. Mais si ses
émotions indésirables sur son lieu de travail n’entraînent pas des
comportements qui dépassent la bienséance, est-il acceptable de tenter de les
contrôler ? Le travail a beau être un des vecteurs principaux de socialisation
et occuper toujours plus de place dans la vie des citoyens du monde capitaliste,
il ne constitue pas encore TOUTE la vie des individus. C’est même hors du monde
du travail que se font et se défont les affects qui viennent influencer le plus
intimement le travailleur. Dans le cas présent, la dépression ne se manifeste
pas uniquement au travail, avant de laisser l’individu en paix une fois rentré
chez lui. Certes elle peut être causée par ses conditions d’emploi, mais des
facteurs beaucoup plus personnels sont en jeu au sein du développement d’une
telle affliction. Dès lors, cela signifie que les managers, pour enrayer la
dépression au travail, devraient gérer (du moins en contrôler l’impact) aussi
la vie privé des employés affectés … est-ce souhaitable ? Cela constituerait une invasion indéniable. C’est même
certainement la perspective d’une telle invasion qui expliquerait que plus de
la moitié des travailleurs chez qui ont été identifiés des signes de dépression
ne voient pas le besoin de chercher de l’aide, refusant ainsi une intervention
venant de leur milieu de travail.
Dans
un monde où l’individu est formaté à produire et consommer, de plus en plus
tôt, au travers de l’éducation et des valeurs des économies capitaliste,
faut-il craindre un imminent effacement de sa sphère privée, elle aussi
formatée par son cadre de travail ? Si une entreprise contrôle les affects de
ses employés à des fins toujours plus utilitaires, qu’est-ce qui la différencie
d’une secte ? Face à l’automatisation effrénée de l’industrie, et même à la
robotisation des services, les travailleurs doivent-ils débrancher, en plus de
leur cerveau, leur cœur ? Et finalement, les gestionnaires en relations
humaines étant rémunérés afin de garantir la bonne productivité de l’entreprise,
qu’en est-il de cette question (plus rhétorique qu’) éthique :
agissent-ils dans le but de soigner l’humain, ou de réparer l’appareillage de
production ?
Théo Luquet
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