dimanche 18 octobre 2015

Déprime & Trime

Les travailleurs déprimés ignorent le besoin de traitement



            Selon une récente étude du Centre de Toxicomanie et de Santé Mentale (CTSM), parmi les participants, deux travailleurs canadiens sur dix présentent des symptômes importants de dépression. En outre, plus de la moitié de ceux-ci (53%) considèrent comme non nécessaire de chercher à obtenir de l’aide afin d’améliorer leur condition. Cet état de santé mentale malencontreux entraîne alors d’importantes pertes de productivité au travail, et selon les calculs de l’étude, faire reconnaître la nécessité d’intervention à ceux qui ont en besoin permettrait de diminuer ces pertes de 33%. La solution est alors de faire comprendre aux travailleurs qu’un traitement leur serait bénéfique, même si cette problématique est reconnue comme particulièrement complexe. Les stratégies les plus efficaces seraient ainsi celles de types holistiques, qui appréhendent toutes les différentes dimensions du problème.

            L’entreprise repose entièrement sur ses employés, ce sont eux qui, par leur travail, en assurent la pérennité. Dès lors, si un travailleur présente un problème, l’entreprise en est affectée aussi : si la productivité d’un individu chute, cela s’en ressentira sur la productivité globale. La course à la productivité est la norme depuis l’avènement du taylorisme et sa chasse aux pertes de rendement. Ce modèle de méthodes scientifiques ayant pour but de constamment augmenter la productivité des travailleurs a permis pendant longtemps de diffuser une conception du travailleur comme un robot, une machine exécutant les tâches de production. Ainsi, tout comportement indésirable selon les normes managériales (puisque constituant un obstacle à la productivité) se voyait réprimandé et éliminé. Ce paradigme froid et utilitaire n’est heureusement plus à l’œuvre aujourd’hui. En effet, on est passé de la suppression des pratiques indésirables à leur gestion. Cela se traduit par une représentation du travailleur plus humaine, en en reconnaissant le caractère d’être sensible. Il s’agit là de l’aboutissement de l’avènement de l’école des Relations Humaines au sein de l’entreprise, dont Elton Mayo fut le pionnier dans les années 1940 depuis sa découverte de l’effet Hawthorne, qui montre que les travailleurs sont plus productifs lorsque valorisés, par leur observation et leur interrogation notamment.

            Alors si l’on prend maintenant en considération la sensibilité du travailleur dans sa gestion, cela n’entraîne-t-il pas une gestion de sa sensibilité ? Il va de soi que vouloir cadrer les émotions d’un employé avec son environnement de travail est naturel et même souhaitable pour le bien-être de la communauté. Mais si ses émotions indésirables sur son lieu de travail n’entraînent pas des comportements qui dépassent la bienséance, est-il acceptable de tenter de les contrôler ? Le travail a beau être un des vecteurs principaux de socialisation et occuper toujours plus de place dans la vie des citoyens du monde capitaliste, il ne constitue pas encore TOUTE la vie des individus. C’est même hors du monde du travail que se font et se défont les affects qui viennent influencer le plus intimement le travailleur. Dans le cas présent, la dépression ne se manifeste pas uniquement au travail, avant de laisser l’individu en paix une fois rentré chez lui. Certes elle peut être causée par ses conditions d’emploi, mais des facteurs beaucoup plus personnels sont en jeu au sein du développement d’une telle affliction. Dès lors, cela signifie que les managers, pour enrayer la dépression au travail, devraient gérer (du moins en contrôler l’impact) aussi la vie privé des employés affectés … est-ce souhaitable ? Cela constituerait  une invasion indéniable. C’est même certainement la perspective d’une telle invasion qui expliquerait que plus de la moitié des travailleurs chez qui ont été identifiés des signes de dépression ne voient pas le besoin de chercher de l’aide, refusant ainsi une intervention venant de leur milieu de travail.

            Dans un monde où l’individu est formaté à produire et consommer, de plus en plus tôt, au travers de l’éducation et des valeurs des économies capitaliste, faut-il craindre un imminent effacement de sa sphère privée, elle aussi formatée par son cadre de travail ? Si une entreprise contrôle les affects de ses employés à des fins toujours plus utilitaires, qu’est-ce qui la différencie d’une secte ? Face à l’automatisation effrénée de l’industrie, et même à la robotisation des services, les travailleurs doivent-ils débrancher, en plus de leur cerveau, leur cœur ? Et finalement, les gestionnaires en relations humaines étant rémunérés afin de garantir la bonne productivité de l’entreprise, qu’en est-il de cette question (plus rhétorique qu’) éthique : agissent-ils dans le but de soigner l’humain, ou de réparer l’appareillage de production ?


Théo Luquet

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