mercredi 14 octobre 2015

La chemise d'Air France et la violence structurelle


Alors que cinq des salariés d'Air France impliqués dans l'incident ayant coûté une chemise à un cadre de l'entreprise ont été mis en accusation hier, le 13 octobre, la question de la violence structurelle a de nouveau été abordée dans le débat public. Après les déclarations chocs de Jean-Luc Mélanchon qui avait appuyé sans détours les salariés d'Air France en colère contre le plan de restructuration de l'entreprise – ce qui lui a valu d'être coupé en direct par le diffuseur télé - c'est au tour de l'acteur Xavier Mathieu de prendre la parole pour défendre les salariés. Ancien militant syndical chez Continental – une entreprise de pneus qui avait en 2009 fermé son usine de Clairoix, provoquant ainsi 1500 mises à pied – Xavier Mathieu y est allé d'une intervention bien sentie contre le double standard médiatique qui, dit-il, procède à un “lynchage des camarades qui se battent” et oublie, en même temps, la violence structurelle dont sont vicitmes les travailleurs et les travailleuses licencié-es.



“Le carnage que ça engendre ces licenciements, c'est quoi à côté d'une chemise arrachée ? ... Vous avez fait la une avec les oeufs lancés sur le directeur de Continental à l'époque, vous avez crié au scandale, vous nous avez traités de voyous, et les dirigeants de Continental ils n'ont jamais étés en garde à vue, et pourtant il y a eu des morts. Il y a 500 mecs qui sont encore au chômage aujourd'hui, il y a 200 mecs qui sont au RSA (ndlr: une sorte d'aide sociale d'environ 450 euros mensuellement), il y a à peu près 400 divorces, 5 suicides, voilà les conséquences... Le grand patronat, ceux que vous protégez avec la chemise arrachée, il y a des centaines de morts, même des gens qui meurent au travail” a-t-il déclaré sur les ondes du Grand Journal.

Ce vers quoi les interventions publiques de Mélanchon et de Mathieu pointent, c'est une forme de violence invisible, souvent insidieuse, qui s'exerce sur ses vicitimes par les effets structurels et institutionnels de décisions politiques et économiques: c'est ce que l'on appelle la violence structurelle. Définie par l'antrhopologue Guadalupe Salazar comme “une forme de violence qui inflige des dommages de manière indirecte, immatérielle et invisible”, la violence structurelle a des “particularités qui défient la comptabilité. L’obscurité de sa nature rend la violence structurelle insidieuse, car le blâme et la culpabilité ne peuvent pas être aisément attribués à sa source réelle ; ils ont plutôt tendance à être attribués à tort à ceux qui en sont victimes.”

Non seulement cette violence des ouvriers, en réaction aux profonds boulversements qui frappent leurs vies, est-elle montée en épingle pour être dénoncée, mais elle procède d'une victimisation des bourreaux qui sert pleinement la reproduction de cette violence structurelle. Pour qu'une telle violence puisse s'exercer, il faut en effet que s'imposent “des significations du monde social dans lequel nous vivons” (Parazelli 2008) qui ont pour effet de rendre invisible la violence structurelle et les rapports de forces dans lesquels elle s'inscrit. Les conséquences sociales de la restructuration d'Air France est ici effectivement invisibilisée au regard de certains aspects plus spectaculaires de la réaction des employés, qui prend une forme plus directe et plus facilement visible de violence, même si, comme le soulignait Xavier Mathieu, les incidents réellement graves en termes de conséquences physiques ou morales sont encore rares. Mais, dit-il, elles pourraient bien aller en s'aggravant. 

Et il se peut qu'il voit juste. La flexibilisation des flux de travail, qui mène au développement des réseaux de sous-traitance et aux délocalisations, apporte en effet avec elle une dose de cette violence structurelle envers les salariés et leurs communautés qui réagissent jusqu'ici "comme un bon labrador dont on peut tirer le poil." Mais quand leur maison où leurs petits sont menacés, même les chiens les plus gentils vont mordre, averti l'acteur. Or de plus en plus la flexibilisation du travail mène à la création d'un précariat au statut instable (Standing 2011), les restructurations comme celles d'Air France semblant devenir une norme plutôt qu'une exception (Raveyre 2005).Si Xavier Mathieu a raison, cette évolution pourrait bien être porteuse d'une violence ouvrière qui risque d'exploser un jour au visage du patronat.

Parazelli, Michel. 2008. « Violences structurelles ». Nouvelles pratiques sociales, vol. 20, no 2, p. 3.

Marie Raveyre. Restructurations, nouveaux enjeux. numéro spécial, La Revue de l’IRES, 2005,pp.7-17.
Salazar, Guadalupe (2006). « Politiques des enfants de la rue au Chili ». Anthropologie et Sociétés, vol. 30, no. 1, 75-96
Standing, Guy. 2011. « The Precariat », dans The Precariat : The New Dangerous Class, Bloomsbury, New York.

Mathieu Jean

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