mercredi 6 novembre 2013

De la banalité de l'euthanasie, une question sociétale



Le travail étant une notion et un acte chargé de sens, tant dans la construction de l’identité individuelle que collective, le billet que je vous propose cette semaine n’est pas directement lié aux enjeux habituels concernant le monde du travail. Je ne parlerai pas de travailleurs et travailleuses subalternes, d’enjeux de gestion ou d’abus fait envers les travailleurs étrangers, ni d’action collective dans le sens de la défense des droits du travail. J’aimerais plutôt aborder la question du sens qui peut, parfois, se poser dans l’engrenage des gestes et des pratiques liées à un travail, sont encadrement légal et institutionnel. Un sens donné qui oriente l’agir d’une société peut parfois être remis en question et avoir des impacts tant pour les travailleurs que pour la société. Mon argument est qu’il est important de s’interroger sur la globalité d’un geste qui semble banal dans le cadre du travail.

Ainsi, j’aimerais m’attarder aux enjeux éthiques que soulève le projet de loi sur l’euthanasie non seulement pour le personnel soignant, mais aussi quant à l’orientation sociétale qui peut découler d’une telle loi, si on la met dans son contexte global. À partir d’une approche relevant de l’individualisme méthodologique, le gouvernement, en la personne de Véronique Hivon, propose un projet de loi sur l’euthanasie (aide à mourir). Ce projet répond à des pressions exercées par le milieu médical sur le gouvernement suite à la condamnation d’un médecin qui aurait pratiqué le suicide assisté. Loin de moi l’idée de condamner le suicide assisté. Toutefois, ce projet de loi lacunier, brandit la notion foucaldienne de la domination du médecin sur le patient à travers une relation de savoir-pouvoir ainsi que la notion de compassion pour se légitimer. En outre, il ne semble pas y avoir de réflexion apportée, du côté du gouvernement, sur ce que signifie la mise en place d’une loi sur l’euthanasie, d’un point de vue macrosociologique ni du point de vue du sentiment de dignité pour ceux qui ne souhaiteraient pas être euthanasiés. Ce sont les arguments auxquels l’urgentologue Olivier Yaccarini tente de répondre.
  
À partir de son expérience professionnelle, M. Yaccarini présente les arguments qui lui permettent de considérer les dérapages potentiels d’un tel projet de loi. En ce qui a trait à l’argument du paternalisme médical, M. Yaccarini affirme que, de son expérience, lorsqu’un patient approche de la fin de sa vie la tâche incombe aux médecins d’aborder les solutions possibles avec celui-ci. Le médecin se retrouve ainsi dans une position délicate d’autorité et sa parole est généralement considérée par le patient. Ainsi, pour l’instant, l’euthanasie est souvent d’abord proposée par le médecin et rarement demandée par un patient. Dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie, cette pratique est en hausse et les balises posées en première instance sont « transgressées progressivement ». Dans certains pays, comme en Belgique, on constate que cette nouvelle pratique entraine la réduction de l’intérêt à développer les soins palliatifs, on souhaite désormais étendre l’aide à mourir aux personnes atteinte d’Alzheimer ainsi qu’aux enfants handicapés ou atteints de maladies mortelles. Ensuite, pour ce qui est de la compassion, il affirme que d’ajouter l’euthanasie à l’arsenal thérapeutique risque de faire pression sur les patients en phases terminales ou dégénératives, ou toute autre personne dont la condition physique lui fait craindre d’être un "poids pour l’entourage". Il soutient que ces personnes pourraient en venir à souhaiter l’euthanasie puisque cela leur apparaîtrait être le « seul choix responsable ». Ainsi, l’auteur remet en question ce que veut dire être « progressif » et « agir par compassion ».

À mon avis, dans le but de soulager les personnes qui le revendiquent, le gouvernement est en train d’instituer une norme sociale selon laquelle il est normal de s’enlever la vie lorsque l’on ne peut plus participer socialement. Ainsi, l’argumentaire du gouvernement qui affirme vouloir soulager les personnes souffrantes est ancré dans une notion libérale du libre-choix qui ne prend pas en compte la réalité sociale des acteurs en question. Bien sûr, plusieurs personnes en fin de vie peuvent désirer mettre fin à leurs jours, cependant, systématiser une telle pratique ne relève plus d’un accommodement, mais d'une pratique sociétale institutionnalisée. Dans un contexte social et économique en crise, vieillissement de la population et crise économique, on ne peut pas entendre l’argumentaire du gouvernement sans se demander ce que cela implique au niveau sociétal. 

Comme Dr. Yaccarini souligne, le libre-arbitre n’existe jamais pleinement et la pression sociale explicite ou implicite peut orienter les choix du patient, d’autant plus si la pression est formalisée et se présente comme un allant de soi. Pour le moment, le projet de loi pose certaines balises qui impliquent que la personne soit mourante et qu’elle fasse la demande l’euthanasie. D’ici quelques années, si le projet de loi n’est pas au moins révisé, sinon abandonné, cela pourrait être interprété de plusieurs manières. De plus, l’habitude rendra la chose banale et plus de gens en feront la demande. La frontière pourra alors être repoussée à nouveau. Éventuellement, la question d’utilité productive d’un membre de la société pourrait se poser et les personnes lourdement handicapées pourraient être affectées. Il s’agit là d’une spéculation j’en suis bien consciente. Cependant, si Hannah Arendt nous enjoint à retenir une chose de l’expérience de l’holocauste, ce ne sont pas la nature des crimes commis ou des victimes, mais bien celle de la banalité dans les actes qui ont été posés par tout un chacun, et ce sans remise en question.  

Le lien que je souhaite établir avec la question du travail est justement celui de cette banalité. Pour qu’un acte qui aurait été inacceptable socialement le devienne, il faut socialiser l’idée selon laquelle cet acte est éthique. Pour ce faire, il faut étioler les résistances culturelles. Ainsi, un acte qui parait désormais éthique et pratiquement banal a fait l’enjeu de lutte symbolique au cours des dernières décennies. Soulignons que le gouvernement, dans son rapport Mourir dans la dignité qui a précédé la mise en place du projet de loi était fier d’affirmer qu’il y avait, selon les sondages et consultations, beaucoup moins de réticence populaire envers l’euthanasie que par le passé, grâce aux nombreux ateliers de consultation, d’information et de sensibilisation qui ont eu lieu au cours de la dernière décennie. D’où l’importance pour les praticiens d’abord, et pour la société, de s’interroger sur la portée des gestes posés dans le travail, sur leur signification globale et sur l’impact que cela pourra avoir sur d’autres personnes, telles que le propose Dr.Yaccarini. D’autant plus que, s’il a déjà socialisé l’acte d’euthanasie pour les personnes en fin de vie, rien n’empêchera le gouvernement d’organiser un autre processus de socialisation de la question pour une nouvelle dimension dans les années qui suivront l’adoption de cette loi. 

C’est pourquoi, peu importe l’emploi occupé dans la société, il convient de s’interroger sur la globalité de nos actes qui sont souvent effectués sous la tutelle d’une forme ou une autre d’autorité. En ce sens, il faut considérer les enjeux macrosociologiques en filigrane. Dans le cas qui nous occupe, le contexte néolibéral de productivité encourage l’élimination des charges étatiques et la responsabilisation individuelle afin d’assurer la performance et l’efficacité économique. Dans un tel contexte, une personne euthanasiée signifie une place de plus dans les établissements de soins et de fin de vie. De surcroit, une personne inapte au travail pour des raisons de santé mentale ou physique devient un fardeau pour la société. L’évaluation des coûts pour le PIB  de la santé mentale et de l'absentéisme au travail pour cause de vieillissement ou de maladie illustre bien la logique à l'œuvre. De plus la responsabilisation au cœur de l’idéologie néolibérale pourrait très bien avoir l’effet avancé par M. Yaccarini sur la compréhension d’une personne invalide devant les choix qui s’offrent à elle. 

Sarah Girard

1 commentaire:

  1. Si en 2013 je proposais cette analyse atypique d'un point de vue non religieux, si certains-es y ont vu un point godwin, je les laisse aujourd'hui juger par eux-même la situation :http://www.journaldemontreal.com/2015/03/27/un-homme-en-perte-dautonomie-sest-laisse-mourir-de-faim

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