Le travail étant une notion et un
acte chargé de sens, tant dans la construction de l’identité individuelle que
collective, le billet que je vous propose cette semaine n’est pas directement
lié aux enjeux habituels concernant le monde du travail. Je ne parlerai pas de
travailleurs et travailleuses subalternes, d’enjeux de gestion ou d’abus fait
envers les travailleurs étrangers, ni d’action collective dans le sens de la défense
des droits du travail. J’aimerais plutôt aborder la question du sens qui peut, parfois,
se poser dans l’engrenage des gestes et des pratiques liées à un travail, sont
encadrement légal et institutionnel. Un sens donné qui oriente l’agir d’une
société peut parfois être remis en question et avoir des impacts tant pour les
travailleurs que pour la société. Mon argument est qu’il est important de s’interroger
sur la globalité d’un geste qui semble banal dans le cadre du travail.
Ainsi, j’aimerais m’attarder aux
enjeux éthiques que soulève le projet de loi sur l’euthanasie non seulement
pour le personnel soignant, mais aussi quant à l’orientation sociétale qui peut
découler d’une telle loi, si on la met dans son contexte global. À partir d’une
approche relevant de l’individualisme méthodologique, le gouvernement, en la
personne de Véronique Hivon, propose un projet de loi sur l’euthanasie (aide à
mourir). Ce projet répond à des pressions exercées par le milieu médical sur le
gouvernement suite à la condamnation d’un médecin qui aurait pratiqué le
suicide assisté. Loin de moi l’idée de condamner le suicide assisté. Toutefois,
ce projet de loi lacunier, brandit la notion foucaldienne de la domination du
médecin sur le patient à travers une relation de savoir-pouvoir ainsi que la
notion de compassion pour se légitimer. En outre, il ne semble pas y avoir de
réflexion apportée, du côté du gouvernement, sur ce que signifie la mise en
place d’une loi sur l’euthanasie, d’un point de vue macrosociologique ni du
point de vue du sentiment de dignité pour ceux qui ne souhaiteraient pas être
euthanasiés. Ce sont les arguments auxquels l’urgentologue Olivier Yaccarini
tente de répondre.
À partir de son expérience
professionnelle, M. Yaccarini présente les arguments qui lui permettent de
considérer les dérapages potentiels d’un tel projet de loi. En ce qui a trait à
l’argument du paternalisme médical, M. Yaccarini affirme que, de son
expérience, lorsqu’un patient approche de la fin de sa vie la tâche incombe aux
médecins d’aborder les solutions possibles avec celui-ci. Le médecin se
retrouve ainsi dans une position délicate d’autorité et sa parole est
généralement considérée par le patient. Ainsi, pour l’instant, l’euthanasie est
souvent d’abord proposée par le médecin et rarement demandée par un patient.
Dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie, cette pratique est en hausse et
les balises posées en première instance sont « transgressées progressivement ».
Dans certains pays, comme en Belgique, on constate que cette nouvelle pratique
entraine la réduction de l’intérêt à développer les soins palliatifs, on
souhaite désormais étendre l’aide à mourir aux personnes atteinte d’Alzheimer
ainsi qu’aux enfants handicapés ou atteints de maladies mortelles. Ensuite,
pour ce qui est de la compassion, il affirme que d’ajouter l’euthanasie à l’arsenal
thérapeutique risque de faire pression sur les patients en phases terminales ou
dégénératives, ou toute autre personne dont la condition physique lui fait
craindre d’être un "poids pour l’entourage". Il soutient que ces
personnes pourraient en venir à souhaiter l’euthanasie puisque cela leur apparaîtrait
être le « seul choix responsable ». Ainsi, l’auteur remet en question
ce que veut dire être « progressif » et « agir par compassion ».
À mon avis, dans le but de
soulager les personnes qui le revendiquent, le gouvernement est en train d’instituer
une norme sociale selon laquelle il est normal de s’enlever la vie lorsque l’on
ne peut plus participer socialement. Ainsi, l’argumentaire du gouvernement qui
affirme vouloir soulager les personnes souffrantes est ancré dans une notion
libérale du libre-choix qui ne prend pas en compte la réalité sociale des
acteurs en question. Bien sûr, plusieurs personnes en fin de vie peuvent
désirer mettre fin à leurs jours, cependant, systématiser une telle pratique ne
relève plus d’un accommodement, mais d'une pratique sociétale institutionnalisée.
Dans un contexte social et économique en crise, vieillissement de la population
et crise économique, on ne peut pas entendre l’argumentaire du gouvernement
sans se demander ce que cela implique au niveau sociétal.
Comme Dr. Yaccarini souligne, le
libre-arbitre n’existe jamais pleinement et la pression sociale explicite ou
implicite peut orienter les choix du patient, d’autant plus si la pression est
formalisée et se présente comme un allant de soi. Pour le moment, le projet de
loi pose certaines balises qui impliquent que la personne soit mourante et qu’elle
fasse la demande l’euthanasie. D’ici quelques années, si le projet de loi n’est
pas au moins révisé, sinon abandonné, cela pourrait être interprété de
plusieurs manières. De plus, l’habitude rendra la chose banale et plus de gens
en feront la demande. La frontière pourra alors être repoussée à nouveau. Éventuellement,
la question d’utilité productive d’un membre de la société pourrait se poser et
les personnes lourdement handicapées pourraient être affectées. Il s’agit là d’une
spéculation j’en suis bien consciente. Cependant, si Hannah Arendt nous enjoint
à retenir une chose de l’expérience de l’holocauste, ce ne sont pas la nature
des crimes commis ou des victimes, mais bien celle de la banalité dans les
actes qui ont été posés par tout un chacun, et ce sans remise en question.
Le lien que je souhaite établir
avec la question du travail est justement celui de cette banalité. Pour qu’un
acte qui aurait été inacceptable socialement le devienne, il faut socialiser l’idée
selon laquelle cet acte est éthique. Pour ce faire, il faut étioler les
résistances culturelles. Ainsi, un acte qui parait désormais éthique et
pratiquement banal a fait l’enjeu de lutte symbolique au cours des dernières
décennies. Soulignons que le gouvernement, dans son rapport Mourir dans la dignité qui a précédé la
mise en place du projet de loi était fier d’affirmer qu’il y avait, selon les
sondages et consultations, beaucoup moins de réticence populaire envers l’euthanasie
que par le passé, grâce aux nombreux ateliers de consultation, d’information et
de sensibilisation qui ont eu lieu au cours de la dernière décennie. D’où l’importance
pour les praticiens d’abord, et pour la société, de s’interroger sur la portée
des gestes posés dans le travail, sur leur signification globale et sur l’impact
que cela pourra avoir sur d’autres personnes, telles que le propose Dr.Yaccarini.
D’autant plus que, s’il a déjà socialisé l’acte d’euthanasie pour les personnes
en fin de vie, rien n’empêchera le gouvernement d’organiser un autre processus
de socialisation de la question pour une nouvelle dimension dans les années qui
suivront l’adoption de cette loi.
C’est pourquoi, peu importe l’emploi
occupé dans la société, il convient de s’interroger sur la globalité de nos
actes qui sont souvent effectués sous la tutelle d’une forme ou une autre d’autorité.
En ce sens, il faut considérer les enjeux macrosociologiques en filigrane. Dans
le cas qui nous occupe, le contexte néolibéral de productivité encourage l’élimination
des charges étatiques et la responsabilisation individuelle afin d’assurer la
performance et l’efficacité économique. Dans un tel contexte, une personne
euthanasiée signifie une place de plus dans les établissements de soins et de
fin de vie. De surcroit, une personne inapte au travail pour des raisons de
santé mentale ou physique devient un fardeau pour la société. L’évaluation des
coûts pour le PIB de la santé mentale et
de l'absentéisme au travail pour cause de vieillissement ou de maladie illustre
bien la logique à l'œuvre. De plus la responsabilisation au cœur de l’idéologie
néolibérale pourrait très bien avoir l’effet avancé par M. Yaccarini sur la compréhension
d’une personne invalide devant les choix qui s’offrent à elle.
Sarah Girard
Si en 2013 je proposais cette analyse atypique d'un point de vue non religieux, si certains-es y ont vu un point godwin, je les laisse aujourd'hui juger par eux-même la situation :http://www.journaldemontreal.com/2015/03/27/un-homme-en-perte-dautonomie-sest-laisse-mourir-de-faim
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