lundi 12 décembre 2016

Plaidoyer pour les cacaoculteurs


Ce n’est pas un secret, les cacaoculteurs partout à travers le monde ou, plus précisément, tout le long de la ceinture tropicale planétaire, vivent pour la majorité dans la pauvreté. Avec plus de 40% de la production mondiale de cacao pour l’année 2014-2015, les producteurs de la Côte d’Ivoire[1] ont le plus bas salaire de l’industrie, soit en moyenne 50 sous par jour[2]. Ils ne gagnent pas un revenu vital minimum pour survivre, ce qui explique que les plus jeunes générations ne souhaitent pas cultiver le cacao[3]. Cette pauvreté est attribuée à plusieurs facteurs dont « les prix bas et fluctuants du cacao, l’absence d’organisations représentant les cultivateurs et leur faible pouvoir sur le marché, la petite taille des exploitations agricoles, l’incertitude de la propriété foncière, le métayage, la faible productivité, le manque d’infrastructures et enfin l’accès aux marchés et aux informations afférentes[4]. » Pour ce billet de blogue, je souhaite analyser de plus près les prix du cacao, qui fluctuent surtout en raison de la financiarisation de ce secteur agroalimentaire.

La spéculation agricole a une longue histoire, mais la spéculation financière en ce domaine aurait été favorisée par deux tournants, le premier étant la création des marchés virtuels avec la fondation de la bourse de commerce Chicago en 1848, « où des acteurs multiples et transnationaux s'échangent des produits agricoles standardisés[5] ». Le deuxième tournant est marqué par la dérégulation des marchés permise par l’application de politiques néolibérales dès les années 1980. Dans les années 2000, cette dérégulation mènera au développement de produits financiers dérivés des marchés dits over-the-counter (OTC)[6]. Ces marchés sont totalement virtuels et les échanges y sont négociés hors cote entre vendeurs et investisseurs, sans aucune réglementation autre que le contrat qui ressortira des négociations[7].

Ces deux tournants peuvent être mis en parallèle avec la massification des ventes de cacao, engendrée par deux transformations dans ce commerce. La première transformation est relative à la standardisation graduelle du cacao depuis le XXe siècle, « dans l’objectif d’assurer une production de cacao à qualité constante, quelle que soit l’origine de la fève et les pratiques de production[8] », qui permettra l’entrée en bourse du cacao.  La deuxième transformation est l’arrivée, dans les années 1980, des trois plus importants transformateurs de fèves encore à ce jour, soit ADM, Cargill et Barry Callebaut, ce dernier étant le rejeton de la fusion de deux entreprises déjà bien établies[9]. La présence de ces acteurs a pu être permise par la libéralisation de la filière, marquée entre autres par un tournant dans l’Accord international sur le cacao qui, à partir de 1980, favorise davantage les pays consommateurs que producteurs[10].

Le commerce de masse du cacao, hautement libéralisé depuis les années 1980, est donc un contexte propice à la spéculation financière, comme la plupart des marchés de matières premières. Puisque le prix des produits agricoles fluctue, les producteurs font eux-mêmes de la spéculation en vendant une partie de leurs récoltes à l’avance par ce que l’on nomme des contrats à terme[11]. Ce contrat prévoit la vente des récoltes au prix en vigueur à la signature du contrat. C’est une manière pour les deux parties de se protéger. Toutefois, avec l’avènement des marchés financiers, 98 % des contrats à terme sont rachetés par des spéculateurs avant leur date d’expiration[12]. De telles pratiques peuvent entraîner des fluctuations encore plus fortes dans un marché déjà très fluctuant comme celui du cacao. Les accords OTC fonctionnent en théorie séparément des bourses, mais, en réalité, les cours du cacao sont utilisés comme référence pour déterminer la valeur du cacao sur le marché du physique, soit sur les réelles ventes de cacao[13]. Lorsque la spéculation effectuée sur le marché à terme influence les cours du cacao, ce sont les prix sur tous les marchés qui fluctuent, rendant les producteurs encore plus vulnérables, puisque leur revenu déjà bas est également instable.

Je crois qu’il est totalement illogique d’effectuer le commerce de matières premières de cette manière, c’est-à-dire laissant des investisseurs spéculer sur des produits tout en faisant totalement abstraction du fait que ces opérations financières peuvent influencer le salaire de misère dont des populations dépendent au plus haut point. Bien sûr la réinstauration du prix minimum du cacao en Côte d’Ivoire en 2011 représente déjà une solution partielle au problème de la dépendance des cacaoculteurs aux aléas du marché[14]. Toutefois, je crois que la source du problème ne se situe pas directement dans le manque de régulation, mais bien dans la façon dont le cacao est perçu par l’industrie chocolatière, perception qui dévalorise le travail des producteurs. Penser que le cacao est un produit qui peut être standard est une croyance qui nie carrément son statut de matière vivante. Dans cette conception, il devient un produit industriel fixe, sans diversité des milieux, des pratiques agricoles et des semences, alors que le cacao est un arbre cultivé dans les régions les plus diverses environnementalement, socialement et culturellement, réparti sur trois continents différents. Dans cette optique, plutôt que de profiter de cette diversité pour produire des variétés de cacao avec des profils aromatiques différents, les cacaoculteurs sont poussés à produire du cacao à partir de semences à haut rendement, pour lequel il seront payé un prix dérisoire puisque la majorité des cacaoculteurs cultivent la même variété peu goûteuse. Ils sont ainsi de simples exploitants agricoles dont le but est de toujours produire le plus possible et non des fermiers qui sont fiers de la qualité de fèves qu’ils produisent et qu’ils sélectionnent.


          Je crois également que cette conception du cacao explique en partie la raison pour laquelle, malgré que les producteurs de la Côte d’Ivoire aient dorénavant un prix fixe minimum pour leurs récoltes, qu’ils n’aient pas significativement amélioré leur niveau de vie[15]. Bien que leurs revenus soient sécurisés, puisqu’ils sont mieux payés, cela les pousse à produire plus, donc à dépenser plus en produits agricoles. Je trouve plus encourageant les initiatives qui visent à récompenser le travail des producteurs par le biais de reconnaissances multiples et non seulement salariales. La dénomination d’origine qu’a reçue la région d’Amazonas au Pérou en août dernier en est un bon exemple[16]. Cette appellation est reconnue au niveau national et reconnaît autant la qualité du milieu naturel du cacao que les méthodes de production et les connaissances des cacaoculteurs. Elle permet à ces derniers de se différencier sur le marché et de pérenniser la culture du cacao dans cette région. Je crois que ce type d’avenue est en ce moment une des plus intéressante pour les cacaoculteurs puisqu’elle valorise hautement leur travail. J’espère seulement que le message qu’envoient ces appellations d’origine, comme quoi le cacao est une ressource biodiverse, se rendra jusqu’aux chocolatiers et aux consommateurs du Nord, de façon à ce qu’ils cessent de fabriquer et de consommer du chocolat « générique » et qu’ils trouvent des moyens de mettre en valeur cette diversité cacaoyère sur le marché du chocolat.

Catherine Villeneuve



[1] ICCO. (2015), Quarterly Bulletin of Cocoa Statistics, Vol. XLII, No. 3, Cocoa year 2015/16. [https://www.icco.org/about-us/international-cocoa-agreements/cat_view/30-related-documents/46-statistics-production.html] (Consulté le 29 novembre 2016).
[2] Fountain, Antoine, Friedel Hütz-Adams, Dick De Graaf, et Paul Elshof. (2015), « Baromètre du cacao 2015 », p.1. [http://www.cocoabarometer.org/International_files/Cocoa%20Barometer%202015%20xFrench.pdf] (Consulté le 29 novembre 2016).
[3] Ibid, p.6.
[4] Ibid.
[5] Bolis, Angela. (2012), « La spéculation coupable de la flambée des prix des aliments ? » Le Monde.fr, 13 septembre, sect. Économie. [http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/13/les-speculateurs-financiers-coupables-de-la-flambee-des-prix-des-aliments_1757951_3234.html] (Consulté le 29 novembre 2016).
[6] Ibid.
[7] Universalis‎, Encyclopædia. « FINANCE DE MARCHÉ - Marchés dérivés ». Encyclopædia Universalis. Consulté le 30 novembre 2016. [http://www.universalis.fr/encyclopedie/finance-de-marche-marches-derives/].(Consulté le 29 novembre 2016).
[8] Alliot, Christophe, Mathias Cortin, Marion Feige-Muller, Sylvain Ly, et Judith Pigneur. (2016), « Les coûts sociétaux comme indicateurs de développement durable des chaînes globales de valeur. L’exemple de la filière cacao en Côte d’Ivoire et au Pérou ». In RIODD 2016. Saint-Étienne, France, p.36 [https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01349957].
[9] Ibid.
[10] Centre du commerce international CNUCED/OMC. (2001), « Cacao : Guide des pratiques commerciales ». Genève, Suisse. [http://www.intracen.org/uploadedFiles/intracenorg/Content/Publications/Cocoa%20-%20A%20Guide%20to%20Trade%20Practices%20French.pdf].
[11] Bolis, Angela. (2012), « La spéculation coupable de la flambée des prix des aliments ? » Le Monde.fr, 13 septembre 2012, sect. Économie. http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/13/les-speculateurs-financiers-coupables-de-la-flambee-des-prix-des-aliments_1757951_3234.html.
[12] Ibid.
[13] Centre du commerce international CNUCED/OMC. (2001), « Cacao : Guide des pratiques commerciales ». Genève, Suisse. [http://www.intracen.org/uploadedFiles/intracenorg/Content/Publications/Cocoa%20-%20A%20Guide%20to%20Trade%20Practices%20French.pdf].
[14] Carlier, Rémi. (2016) « En Côte d’Ivoire, le prix du cacao monte, pas le niveau de vie des planteurs ». Le Monde, 7 octobre 2016. http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/10/07/en-cote-d-ivoire-le-prix-du-cacao-monte-pas-le-niveau-de-vie-des-planteurs_5009777_3212.html.
[15] Ibid.
[16] « Cacao de Amazonas recibirá hoy denominación de origen ». Rumbos, 31 août 2016. http://larepublica.pe/turismo/rumbos-al-dia/798554-cacao-de-amazonas-recibira-hoy-denominacion-de-origen

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