Ce n’est pas un secret, les
cacaoculteurs partout à travers le monde ou, plus précisément, tout le long de
la ceinture tropicale planétaire, vivent pour la majorité dans la pauvreté.
Avec plus de 40% de la production mondiale de cacao pour l’année 2014-2015, les
producteurs de la Côte d’Ivoire[1]
ont le plus bas salaire de l’industrie, soit en moyenne 50 sous par jour[2].
Ils ne gagnent pas un revenu vital minimum pour survivre, ce qui explique que
les plus jeunes générations ne souhaitent pas cultiver le cacao[3].
Cette pauvreté est attribuée à plusieurs facteurs dont « les prix bas et
fluctuants du cacao, l’absence d’organisations représentant les cultivateurs et
leur faible pouvoir sur le marché, la petite taille des exploitations
agricoles, l’incertitude de la propriété foncière, le métayage, la faible
productivité, le manque d’infrastructures et enfin l’accès aux marchés et aux
informations afférentes[4].
» Pour ce billet de blogue, je souhaite analyser de plus près les prix du
cacao, qui fluctuent surtout en raison de la financiarisation de ce secteur
agroalimentaire.
La spéculation agricole a une longue
histoire, mais la spéculation financière en ce domaine aurait été favorisée par
deux tournants, le premier étant la création des marchés virtuels avec la
fondation de la bourse de commerce Chicago en 1848, « où des acteurs multiples
et transnationaux s'échangent des produits agricoles standardisés[5]
». Le deuxième tournant est marqué par la dérégulation des marchés permise par
l’application de politiques néolibérales dès les années 1980. Dans les années
2000, cette dérégulation mènera au développement de produits financiers dérivés
des marchés dits over-the-counter (OTC)[6].
Ces marchés sont totalement virtuels et les échanges y sont négociés hors cote
entre vendeurs et investisseurs, sans aucune réglementation autre que le
contrat qui ressortira des négociations[7].
Ces deux tournants peuvent être mis
en parallèle avec la massification des ventes de cacao, engendrée par deux transformations
dans ce commerce. La première transformation est relative à la standardisation
graduelle du cacao depuis le XXe siècle, « dans l’objectif d’assurer une
production de cacao à qualité constante, quelle que soit l’origine de la fève
et les pratiques de production[8]
», qui permettra l’entrée en bourse du cacao.
La deuxième transformation est l’arrivée, dans les années 1980, des
trois plus importants transformateurs de fèves encore à ce jour, soit ADM,
Cargill et Barry Callebaut, ce dernier étant le rejeton de la fusion de deux
entreprises déjà bien établies[9].
La présence de ces acteurs a pu être permise par la libéralisation de la
filière, marquée entre autres par un tournant dans l’Accord international sur
le cacao qui, à partir de 1980, favorise davantage les pays consommateurs que
producteurs[10].
Le commerce de masse du cacao,
hautement libéralisé depuis les années 1980, est donc un contexte propice à la
spéculation financière, comme la plupart des marchés de matières premières.
Puisque le prix des produits agricoles fluctue, les producteurs font eux-mêmes
de la spéculation en vendant une partie de leurs récoltes à l’avance par ce que
l’on nomme des contrats à terme[11].
Ce contrat prévoit la vente des récoltes au prix en vigueur à la signature du contrat.
C’est une manière pour les deux parties de se protéger. Toutefois, avec
l’avènement des marchés financiers, 98 % des contrats à terme sont rachetés par
des spéculateurs avant leur date d’expiration[12].
De telles pratiques peuvent entraîner des fluctuations encore plus fortes dans
un marché déjà très fluctuant comme celui du cacao. Les accords OTC
fonctionnent en théorie séparément des bourses, mais, en réalité, les cours du
cacao sont utilisés comme référence pour déterminer la valeur du cacao sur le marché
du physique, soit sur les réelles ventes de cacao[13].
Lorsque la spéculation effectuée sur le marché à terme influence les cours du
cacao, ce sont les prix sur tous les marchés qui fluctuent, rendant les
producteurs encore plus vulnérables, puisque leur revenu déjà bas est également
instable.
Je crois qu’il est totalement
illogique d’effectuer le commerce de matières premières de cette manière,
c’est-à-dire laissant des investisseurs spéculer sur des produits tout en
faisant totalement abstraction du fait que ces opérations financières peuvent
influencer le salaire de misère dont des populations dépendent au plus haut
point. Bien sûr la réinstauration du prix minimum du cacao en Côte d’Ivoire en
2011 représente déjà une solution partielle au problème de la dépendance des
cacaoculteurs aux aléas du marché[14].
Toutefois, je crois que la source du problème ne se situe pas directement dans
le manque de régulation, mais bien dans la façon dont le cacao est perçu par
l’industrie chocolatière, perception qui dévalorise le travail des producteurs.
Penser que le cacao est un produit qui peut être standard est une croyance qui
nie carrément son statut de matière vivante. Dans cette conception, il devient
un produit industriel fixe, sans diversité des milieux, des pratiques agricoles
et des semences, alors que le cacao est un arbre cultivé dans les régions les
plus diverses environnementalement, socialement et culturellement, réparti sur
trois continents différents. Dans cette optique, plutôt que de profiter de cette
diversité pour produire des variétés de cacao avec des profils aromatiques
différents, les cacaoculteurs sont poussés à produire du cacao à partir de
semences à haut rendement, pour lequel il seront payé un prix dérisoire puisque
la majorité des cacaoculteurs cultivent la même variété peu goûteuse. Ils sont
ainsi de simples exploitants agricoles dont le but est de toujours produire le
plus possible et non des fermiers qui sont fiers de la qualité de fèves qu’ils
produisent et qu’ils sélectionnent.
Je
crois également que cette conception du cacao explique en partie la raison pour laquelle,
malgré que les producteurs de la Côte d’Ivoire aient dorénavant un prix fixe
minimum pour leurs récoltes, qu’ils n’aient pas significativement amélioré leur
niveau de vie[15]. Bien
que leurs revenus soient sécurisés, puisqu’ils sont mieux payés, cela les
pousse à produire plus, donc à dépenser plus en produits agricoles. Je trouve
plus encourageant les initiatives qui visent à récompenser le travail des
producteurs par le biais de reconnaissances multiples et non seulement
salariales. La dénomination d’origine qu’a reçue la région d’Amazonas au Pérou
en août dernier en est un bon exemple[16].
Cette appellation est reconnue au niveau national et reconnaît autant la
qualité du milieu naturel du cacao que les méthodes de production et les
connaissances des cacaoculteurs. Elle permet à ces derniers de se différencier
sur le marché et de pérenniser la culture du cacao dans cette région. Je crois
que ce type d’avenue est en ce moment une des plus intéressante pour les
cacaoculteurs puisqu’elle valorise hautement leur travail. J’espère seulement
que le message qu’envoient ces appellations d’origine, comme quoi le cacao est
une ressource biodiverse, se rendra jusqu’aux chocolatiers et aux consommateurs
du Nord, de façon à ce qu’ils cessent de fabriquer et de consommer du chocolat
« générique » et qu’ils trouvent des moyens de mettre en valeur cette diversité
cacaoyère sur le marché du chocolat.
Catherine Villeneuve
[1]
ICCO. (2015), Quarterly Bulletin of Cocoa Statistics, Vol.
XLII, No. 3, Cocoa year 2015/16. [https://www.icco.org/about-us/international-cocoa-agreements/cat_view/30-related-documents/46-statistics-production.html]
(Consulté le 29 novembre 2016).
[2] Fountain,
Antoine, Friedel Hütz-Adams, Dick De Graaf, et Paul Elshof. (2015), « Baromètre
du cacao 2015 », p.1. [http://www.cocoabarometer.org/International_files/Cocoa%20Barometer%202015%20xFrench.pdf]
(Consulté le 29 novembre 2016).
[5] Bolis,
Angela. (2012), « La spéculation coupable de la flambée des prix des aliments ?
» Le Monde.fr, 13 septembre, sect. Économie. [http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/13/les-speculateurs-financiers-coupables-de-la-flambee-des-prix-des-aliments_1757951_3234.html]
(Consulté le 29 novembre 2016).
[7] Universalis, Encyclopædia. « FINANCE DE MARCHÉ - Marchés
dérivés ». Encyclopædia Universalis. Consulté le 30 novembre 2016.
[http://www.universalis.fr/encyclopedie/finance-de-marche-marches-derives/].(Consulté
le 29 novembre 2016).
[8]
Alliot, Christophe, Mathias Cortin, Marion Feige-Muller,
Sylvain Ly, et Judith Pigneur. (2016), « Les coûts sociétaux comme indicateurs
de développement durable des chaînes globales de valeur. L’exemple de la
filière cacao en Côte d’Ivoire et au Pérou ». In RIODD 2016.
Saint-Étienne, France, p.36 [https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01349957].
[10] Centre
du commerce international CNUCED/OMC. (2001), « Cacao : Guide des pratiques
commerciales ». Genève, Suisse. [http://www.intracen.org/uploadedFiles/intracenorg/Content/Publications/Cocoa%20-%20A%20Guide%20to%20Trade%20Practices%20French.pdf].
[11] Bolis,
Angela. (2012), « La spéculation coupable de la flambée des prix des aliments ?
» Le Monde.fr, 13 septembre 2012, sect. Économie.
http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/13/les-speculateurs-financiers-coupables-de-la-flambee-des-prix-des-aliments_1757951_3234.html.
[13] Centre
du commerce international CNUCED/OMC. (2001), « Cacao : Guide des pratiques
commerciales ». Genève, Suisse. [http://www.intracen.org/uploadedFiles/intracenorg/Content/Publications/Cocoa%20-%20A%20Guide%20to%20Trade%20Practices%20French.pdf].
[14] Carlier, Rémi. (2016) « En Côte d’Ivoire, le prix du cacao
monte, pas le niveau de vie des planteurs ». Le Monde, 7 octobre 2016.
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/10/07/en-cote-d-ivoire-le-prix-du-cacao-monte-pas-le-niveau-de-vie-des-planteurs_5009777_3212.html.
[16] « Cacao de Amazonas recibirá hoy denominación de origen ». Rumbos,
31 août 2016. http://larepublica.pe/turismo/rumbos-al-dia/798554-cacao-de-amazonas-recibira-hoy-denominacion-de-origen
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