C’est au deuxième jour de cette fabuleuse campagne
électorale québécoise que le «parti politique de tous les Québécois» (lire ici
le «parti libéral du Québec») s’engageait à «donner plus de temps aux familles
pour leur faciliter la vie» [1]. Philippe Couillard et son équipe nous proposaient de
faciliter la conciliation famille-travail-études et d’augmenter le «temps de
qualité en famille».
La famille est la cellule de base
de la société. Appuyer les familles, c’est appuyer le Québec à la source de son
potentiel.
(Philippe Couillard sur Twitter, 24 août 2018)
Du temps et de l’argent pour nos
familles. C’est ce que les Québécoises et les Québécois nous ont demandé. C’est
ce que nous allons leur livrer ! (Luc Fortin, candidat du PLQ dans Sherbrooke, 24 août 2018)
Comment
le Parti libéral comptait-t-il s’y prendre pour y arriver ? Tout d’abord, en
envoyant aux familles un chèque annuel allant de 150$ à 300$ par enfant selon
leur revenu, leur laissant «la liberté de choisir de l’investir dans ce qui
leur facilite la vie et ce qui leur permet de passer le plus de temps de
qualité en famille» [2]. Ensuite, en ouvrant
2000 nouvelles places en garderies subventionnées au sein même des milieux de
travail et d’études. Puis, en modifiant le Régime québécois d’assurance parentale
afin de permettre aux parents de revenir plus tôt de leur congé parental et
d’utiliser ces jours travaillés pour s’absenter du travail plus tard, lorsque
leurs enfants seront malades par exemple. Finalement, en permettant aux parents
de répartir comme ils le souhaitent leur congé parental sur une durée de deux
ans.
Tout ceci
semble très bienveillant : qui voudrait empêcher les familles de
bénéficier de plus de temps et de plus d’argent? Personne, à moins de n’avoir aucune obligeance pour ce qui est
tout de même la «cellule de base de la société». Ces engagements du Parti libéral du Québec semblent donc
tomber à point, et l’on pourrait presque se surprendre à dire «enfin!».
Mais ces
engagements font état d’un grand paradoxe de notre société et d’un brin
d’illusionnisme de la part de ces politiciens bien-pensants.
Puisque
le temps, c’est de l’argent, il semble logique (?) d’offrir une somme aux
familles pour leur permettre de s’acheter du temps de qualité. Mais si le temps
semble manquer à ce point, ne serait-il pas plus judicieux de chercher à savoir
pourquoi, plutôt que de simplement allonger quelques millions de dollars ?
Ne faudrait-il pas questionner le mode de vie que nous avons adopté et qui
semble si difficile à supporter, au point que l’on ait besoin de s’acheter
(littéralement) du temps collectivement?
Les
conditions de travail des pères et des mères de familles et, plus largement,
les normes de la société travailliste sont une piste à explorer pour résoudre
ce problème de manque de temps et de vie compliquée. Le travail prend
aujourd’hui une place immense dans la vie des individus ; le nombre
d’heures passées à travailler par semaine en témoigne. Pour une enseignante de
français au secondaire, par exemple, le nombre d’heures travaillées -et pas
entièrement payées, soulignons-le- peut
s’élever à 70 heures, selon les périodes de l’année. Pour des travailleurs plus
précaires qui ont du mal à joindre les deux bouts, la juxtaposition de
plusieurs emplois peut s’avérer nécessaire, et encore une fois, le nombre
d’heures de travail à bas salaire doit être grand pour pouvoir vivre
convenablement. Or, ces questions de conditions de travail et de salaire n’ont
pas effleuré l’esprit des grands penseurs du Parti libéral du Québec. Les
inégalités sociales non plus ; car si certaines familles n’ont pas le
temps de passer du temps de qualité en famille et de se «faciliter la vie», c’est
peut-être parce qu’une logique de survie les restreint à passer le plus clair
de leur temps à subvenir aux besoins de base de leurs enfants. D’ailleurs, pour
ces familles, le chèque de 150$ à 300$ par enfant n’irait pas nécessairement
pas dans des visites répétées au musée ou dans des journées de ski, mais
peut-être davantage dans le paiement de l’électricité et dans des collations
pour remplir les boîtes à lunch des petits. Or, pour le Parti libéral, il ne semble pas nécessaire d’entrevoir l’augmentation
du salaire minimum, un plafond maximal d’heures de travail par semaine, un revenu
minimal garanti ou d’autres mesures sociales de ce genre.
Mais on
peut pousser la réflexion plus loin. L’amélioration des conditions de travail,
bien qu’étant indissociable d’une meilleure qualité de vie, permettra
d’améliorer la situation des familles à court terme. Il faudra cependant se
livrer à un exercice bien plus exigeant sur le plan philosophique et idéologique :
questionner le travail et son rôle dans notre projet de société. Pourquoi
travailler ? Quel sens donner au travail ? Que cherchons-nous, à
force de travailler autant ? Une part de la réponse réside dans la course
à la croissance dans laquelle nous sommes engagés depuis l’industrialisation,
et qui fait de la productivité une valeur suprême. À ce sujet, l’économiste
Serge Latouche écrivait, en 2007 :
Avant tout, réduction du temps de travail et
changement de son contenu sont […] un choix de société, conséquence de la
révolution culturelle appelée par la décroissance. Accroître le temps non
contraint pour permettre l’épanouissement des citoyens dans la vie politique,
privée et artistique, mais aussi dans le jeu ou la contemplation, est la
condition d’une nouvelle richesse. La question fondamentale n’est donc pas le
nombre exact d’heures nécessaires, mais la place du travail comme «valeur» dans
la société. [2]
Pour Latouche, un enjeu fondamental de notre époque est donc
celui de la reconfiguration du travail, qui doit à la fois être réduit
quantitativement et amélioré qualitativement ; cela suppose une
redéfinition de la valeur travail en elle-même. Un autre penseur, André Gorz,
propose la décroissance économique pour
non seulement se sortir de la crise écologique, mais aussi pour redonner la
chance aux individus de se réaliser et de s’épanouir autrement que par le
travail productif et la recherche collective de rendement. Cela implique
inévitablement de revoir à la baisse notre consommation et la production qui la
précède. Autrement dit, faire «moins mais mieux» [3].
La sortie de la société travailliste proposée par ces auteurs n’est pas
chimérique ni utopiste. Elle demande par contre un effort collectif
d’autocritique et de réflexion qui, bien plus qu’un chèque annuel aux familles,
finira assurément par leur redonner le temps de vivre.
[1]. Site Web du Parti Libéral du Québec, «Donner plus de temps aux familles pour leur faciliter la vie», https://plq.org/fr/engagements/donner-plus-de-temps-aux-familles-pour-leur-faciliter-la-vie/, consulté le 28 septembre 2018.
[2]. Ibid.
[3]. Latouche, Serge. 2007. «Décroissance,
plein-emploi et sortie de la société travailliste», Entropia, revue d’étude
théorique et politique de la décroissance, Paragon/vs, Lyon.
[4]. Gorz, André,
2007. « Crise
mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », Entropia : revue d’étude
théorique et politique de la décroissance, Paragon/vs, Lyon. Pp.37-49.
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