mardi 2 octobre 2018

Le temps de vivre




     C’est au deuxième jour de cette fabuleuse campagne électorale québécoise que le «parti politique de tous les Québécois» (lire ici le «parti libéral du Québec») s’engageait à «donner plus de temps aux familles pour leur faciliter la vie» [1]. Philippe Couillard et son équipe nous proposaient de faciliter la conciliation famille-travail-études et d’augmenter le «temps de qualité en famille».

La famille est la cellule de base de la société. Appuyer les familles, c’est appuyer le Québec à la source de son potentiel. (Philippe Couillard sur Twitter, 24 août 2018)

Du temps et de l’argent pour nos familles. C’est ce que les Québécoises et les Québécois nous ont demandé. C’est ce que nous allons leur livrer ! (Luc Fortin, candidat du PLQ dans Sherbrooke, 24 août 2018)

     Comment le Parti libéral comptait-t-il s’y prendre pour y arriver ? Tout d’abord, en envoyant aux familles un chèque annuel allant de 150$ à 300$ par enfant selon leur revenu, leur laissant «la liberté de choisir de l’investir dans ce qui leur facilite la vie et ce qui leur permet de passer le plus de temps de qualité en famille» [2].  Ensuite, en ouvrant 2000 nouvelles places en garderies subventionnées au sein même des milieux de travail et d’études. Puis, en modifiant le Régime québécois d’assurance parentale afin de permettre aux parents de revenir plus tôt de leur congé parental et d’utiliser ces jours travaillés pour s’absenter du travail plus tard, lorsque leurs enfants seront malades par exemple. Finalement, en permettant aux parents de répartir comme ils le souhaitent leur congé parental sur une durée de deux ans.

     Tout ceci semble très bienveillant : qui voudrait empêcher les familles de bénéficier de plus de temps et de plus d’argent? Personne, à moins de n’avoir aucune obligeance pour ce qui est tout de même la «cellule de base de la société». Ces engagements du Parti libéral du Québec semblent donc tomber à point, et l’on pourrait presque se surprendre à dire «enfin!».

     Mais ces engagements font état d’un grand paradoxe de notre société et d’un brin d’illusionnisme de la part de ces politiciens bien-pensants.

     Puisque le temps, c’est de l’argent, il semble logique (?) d’offrir une somme aux familles pour leur permettre de s’acheter du temps de qualité. Mais si le temps semble manquer à ce point, ne serait-il pas plus judicieux de chercher à savoir pourquoi, plutôt que de simplement allonger quelques millions de dollars ? Ne faudrait-il pas questionner le mode de vie que nous avons adopté et qui semble si difficile à supporter, au point que l’on ait besoin de s’acheter (littéralement) du temps collectivement?

     Les conditions de travail des pères et des mères de familles et, plus largement, les normes de la société travailliste sont une piste à explorer pour résoudre ce problème de manque de temps et de vie compliquée. Le travail prend aujourd’hui une place immense dans la vie des individus ; le nombre d’heures passées à travailler par semaine en témoigne. Pour une enseignante de français au secondaire, par exemple, le nombre d’heures travaillées -et pas entièrement payées, soulignons-le-  peut s’élever à 70 heures, selon les périodes de l’année. Pour des travailleurs plus précaires qui ont du mal à joindre les deux bouts, la juxtaposition de plusieurs emplois peut s’avérer nécessaire, et encore une fois, le nombre d’heures de travail à bas salaire doit être grand pour pouvoir vivre convenablement. Or, ces questions de conditions de travail et de salaire n’ont pas effleuré l’esprit des grands penseurs du Parti libéral du Québec. Les inégalités sociales non plus ; car si certaines familles n’ont pas le temps de passer du temps de qualité en famille et de se «faciliter la vie», c’est peut-être parce qu’une logique de survie les restreint à passer le plus clair de leur temps à subvenir aux besoins de base de leurs enfants. D’ailleurs, pour ces familles, le chèque de 150$ à 300$ par enfant n’irait pas nécessairement pas dans des visites répétées au musée ou dans des journées de ski, mais peut-être davantage dans le paiement de l’électricité et dans des collations pour remplir les boîtes à lunch des petits. Or, pour le Parti libéral, il ne semble pas nécessaire d’entrevoir l’augmentation du salaire minimum, un plafond maximal d’heures de travail par semaine, un revenu minimal garanti ou d’autres mesures sociales de ce genre.

     Mais on peut pousser la réflexion plus loin. L’amélioration des conditions de travail, bien qu’étant indissociable d’une meilleure qualité de vie, permettra d’améliorer la situation des familles à court terme. Il faudra cependant se livrer à un exercice bien plus exigeant sur le plan philosophique et idéologique : questionner le travail et son rôle dans notre projet de société. Pourquoi travailler ? Quel sens donner au travail ? Que cherchons-nous, à force de travailler autant ? Une part de la réponse réside dans la course à la croissance dans laquelle nous sommes engagés depuis l’industrialisation, et qui fait de la productivité une valeur suprême. À ce sujet, l’économiste Serge Latouche écrivait, en 2007 :

Avant tout, réduction du temps de travail et changement de son contenu sont […] un choix de société, conséquence de la révolution culturelle appelée par la décroissance. Accroître le temps non contraint pour permettre l’épanouissement des citoyens dans la vie politique, privée et artistique, mais aussi dans le jeu ou la contemplation, est la condition d’une nouvelle richesse. La question fondamentale n’est donc pas le nombre exact d’heures nécessaires, mais la place du travail comme «valeur» dans la société. [2] 


     Pour Latouche, un enjeu fondamental de notre époque est donc celui de la reconfiguration du travail, qui doit à la fois être réduit quantitativement et amélioré qualitativement ; cela suppose une redéfinition de la valeur travail en elle-même. Un autre penseur, André Gorz, propose la décroissance  économique pour non seulement se sortir de la crise écologique, mais aussi pour redonner la chance aux individus de se réaliser et de s’épanouir autrement que par le travail productif et la recherche collective de rendement. Cela implique inévitablement de revoir à la baisse notre consommation et la production qui la précède. Autrement dit, faire «moins mais mieux» [3].


     La sortie de la société travailliste proposée par ces auteurs n’est pas chimérique ni utopiste. Elle demande par contre un effort collectif d’autocritique et de réflexion qui, bien plus qu’un chèque annuel aux familles, finira assurément par leur redonner le temps de vivre. 




[1].    Site Web du Parti Libéral du Québec, «Donner plus de temps aux familles pour leur faciliter la vie», https://plq.org/fr/engagements/donner-plus-de-temps-aux-familles-pour-leur-faciliter-la-vie/, consulté le 28 septembre 2018. 

[2].    Ibid. 

[3].    Latouche, Serge. 2007. «Décroissance, plein-emploi et sortie de la société travailliste», Entropia, revue d’étude théorique et politique de la décroissance, Paragon/vs, Lyon.

[4].    Gorz, André, 2007. « Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », Entropia : revue d’étude théorique et politique de la décroissance, Paragon/vs, Lyon. Pp.37-49.














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