lundi 8 octobre 2018

Épistémologie : expliquer le travail qui rend pauvre


Tandis que la dernière table ronde du colloque a abordé les enjeux épistémologiques sous l’angle des statuts respectifs du chercheur et de la recherche dans le cadre de la recherche engagée, les panélistes du matin se sont penchés sur la question de la construction des connaissances sur les travailleurs et travailleuses au Nord et au Sud. Deux interventions m’ont paru éclairantes car en dialogue : ce sont celles de Y. Sadik intitulée Les réalités de l'emploi des jeunes dans les pays du Sud : une nouvelle épistémologie du travail et de l’emploi et de S. Soussi intitulée Épistémologie : les réalités du Sud sont-elles solubles dans la pensée du Nord ?

La première, constatant l’imposition de politiques économiques néolibérales par les institutions monétaires internationales (FMI, BM) aux pays du Sud dans les dernières décennies sous la figure de « plans d’ajustement structurel », observe les impacts de ces mesures sur les marchés du travail au Maroc en illustrant ces mutations par l’exemple du centre d’appel. Elle tente en bout de ligne de rendre compte de la perception des jeunes diplômés marocains des marchés du travail ainsi transformés. Cette transformation est donc enclenchée par une succession de plans d’ajustement structurels qui reconfigurent les marchés du travail en déplaçant la ligne de partage entre secteur formel et informel, favorisant ce dernier et instituant un nouveau type d’activité à la frange la plus accessible du secteur formel : les centres d’appels. La profusion de ceux-ci trouve son explication dans la division internationale du travail, laquelle procède à l’externalisation des activités à faible valeur ajoutée vers les pays du Sud. Le rôle de sous-traitance ne favorise pas la création d’emplois qualifiés et les jeunes au chômage sont ainsi dans une grande proportion hautement diplômés [1]. Finalement, la pression sociale pour l’emploi ainsi que le discours ambiant sur l’employabilité et l’importance des « soft skills » enjoignent les jeunes à accepter des emplois en centre d’appel, qui s’y soumettent d’autant plus docilement que les forces traditionnelles de contestation sont mises au pas et converties à la préoccupation pour le développement économique. Si les jeunes téléconseillers y trouvent leur compte dans un premier temps, le prolongement de cette activité sur le plus ou moins long terme n’est pas souhaitable : Sadik distingue ici entre occupation et travail en indiquant la possibilité de progression dans l’emploi comme caractère discriminant entre ces deux types d’activité. Le questionnement final porte sur le sens du travail, car son émiettement dans de nouvelles formes fait disparaître l’horizon de la carrière et installe chez les jeunes un sentiment d’incertitude.

Contrairement à ce que le titre laissait prévoir, à aucun moment au travers de l’exposé l’on ne perçoit la lueur d’une nouvelle épistémologie. L’exposé de Y. Sadik tient par ailleurs pour acquis que le public est familier avec les tenants et aboutissants des plans d’ajustement structurels, n’ayant que brièvement évoqué leur effet dévastateur sur les programmes sociaux et totalement négligées les autres caractéristiques pourtant tout aussi lourdes de conséquences de ces politiques, bien illustrées par Omar Aktouf dans le documentaire L’Encerclement [2]. Il me semble que mentionner la dévaluation de la monnaie nationale comme mesure incluse dans le package néolibéral des plans d’ajustement structurel aurait été utile pour expliquer la situation des jeunes téléconseillers qui n’ont « pas les moyens » d’entretenir le mode de consommation « à l’occidentale » auquel ils aspirent.

Malgré une rupture dans la forme entre la présentation de Y. Sadik, dont le propos était grandement descriptif, et le discours de S. Soussi à forte consonnance théorique, les deux exposés me sont sur le fond apparus en continuité car la dynamique à l’origine de la multiplication des centres d’appels au Maroc (globalement instituée et localement renforcée) est une dynamique par laquelle se façonnent les zones grises de l’emploi, lesquelles sont l’objet de réflexion principal de S. Soussi. Celui-ci part en effet du constat de l’émergence et de la généralisation de nouvelles formes d’emploi bouleversant le rapport au travail en y appliquant le concept de « zone grise ». La force de ce concept est qu’il transcende les frontières disciplinaires : l’informalité dans les secteurs économiques trouve son équivalent dans la périurbanité des territoires à mi-chemin entre la ville et la campagne, ou encore le « post-autoritarisme » de pays en processus de démocratisation… La profusion de ces « zones grises » pose le problème de leur saisie sociologique. En effet, n’étant plus l’exception mais devenant progressivement la règle [3], la production des zones grises n’étant plus un résultat fortuit mais la conséquence nécessaire de dynamiques systémiques (cf. la centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail [4]), il faut se poser la question du renouvellement des modèles épistémologiques se donnant pour tâche de penser ces réalités. Souscrivant au postulat de Kuhn selon lequel la production de la pensée sur les réalités, autant que les réalités elles-mêmes, est localisée – car elle tient compte des altérités contextuelles (c’est-à-dire les réalités locales telles que le syndicalisme autonome dans les pays du Sud) et des causalités endogènes (c’est-à-dire la rationalité des acteurs locaux), Soussi applaudit les démarches en cours visant à développer des épistémologies alternatives aux épistémologies eurocentrées. Afin que le cadre de pensée soit propice à une compréhension globale des phénomènes d’exclusion et ne se limite pas à en expliquer des fragments comme le font les études féministes ou les théories intersectionnelles par exemple, il est opportun que ces nouvelles épistémologies émergent des Suds – à savoir des espaces et des catégories de personnes subissant des situations d’exclusion ou de marginalité, pouvant géographiquement se situer au Sud comme au Nord.

Cette réflexion sur le caractère situé des cadres d’analyse sociologique m’interroge sur le parallèle éventuel à faire avec la théorie féministe du point de vue : non pas que S. Soussi appelle à la construction d’épistémologies alternatives aux épistémologies eurocentrées dans l’idée qu’elles contiendraient un « supplément de vérité » vis-à-vis de ces dernières – il n’y a pas de raison de penser que les Suds auraient un « privilège épistémique » [5] –, mais l’appel à des alternatives épistémologiques provenant des Suds dans le but de saisir l’hétérogénéité des réalités sociales (et ainsi de donner des couleurs à la grisaille) porte à considérer que les penseurs du Sud sont les mieux à même de construire un appareillage théorique adéquat pour saisir les réalités qu’ils vivent.

Cette présentation, si elle prend place sur le terrain épistémologique, soulève des enjeux différents de ceux qui ont été mis en lumière au cours de la table-ronde de l’après-midi. L’arrimage de ces activités offre donc une perspective assez étendue sur les questions de la construction des connaissances mais il reste que ces présentations ne sont qu’une mise en bouche et apparaissent comme une invitation à se plonger plus profondément dans ces considérations.

Références


[1] Sadik, Youssef. « Travail et socialisation économique des jeunes téléconseillers au Maroc », Émulations : Revue des jeunes chercheuses et chercheurs en sciences sociales, mars 2018. En ligne au : <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01743696>, consulté le 2 octobre 2018.
 [3] Siino, Corinne et Sid Ahmed Soussi. « Zones grises du travail au Nord et au Sud : dynamique de globalisation ou logiques locales ? », Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, no58, 15 mai 2017. En ligne au : <http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/3500>, consulté le 2 octobre 2018.
[4] Noiseux, Yanick. « Mondialisation, travail et précarisation : le travail migrant temporaire au coeur de la dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail », rs, vol. 53, no2, 2012, p. 389‑414. <https://doi.org/10.7202/1012406ar>.
[5] Espínola, Artemisa Flores. « Subjectivité et connaissance : réflexions sur les épistémologies du ‘point de vue’, Subjectivity and knowledge : reflections on standpoint epistemologies, Subjetividad y conocimiento: reflexiones sobre las epistemologías “del punto de vista” », Cahiers du Genre, no53, 2012, p. 99‑120. <https://doi.org/10.3917/cdge.053.0099>.

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