mardi 2 octobre 2018

Enjeux épistémologiques

Durant la fin de semaine dernière, se tenait à l'Université de Montréal le troisième colloque international du GIREPS dont la thématique était Le travail qui rend pauvre. L'expression, qui n'est pas nouvelle, permet de rendre compte qu'avec l'émergence du néolibéralisme, « le travail n’apparaît plus comme unrempart contre la pauvreté : il constitue bien souvent le chemin quiy conduit. »
 
Ainsi, le colloque a été l'occasion d'aborder de nombreux problèmes liés aux transformations du travail et des politiques publiques, de même que les résistances qui émergent dans ces nouveaux contextes. Par exemple, J. Woodcock (University of Oxford) a présenté comment, dans la « gig-économie », le fait que les travailleurs soient considérés comme autonomes entraînait d'un côté une absence de (ou faible) protection par les normes du travail; précarité doublée de nombreuses difficultés pour s'organiser collectivement, mais inversement permettait aux coursiers à vélo faisant de la livraison de nourriture d'utiliser certains moyens de pression qui leurs auraient été impossible en temps normal (ex, faire la grève sans préavis). (Pour un contexte, voir cette vidéo). 

Au-delà de l'analyse des conditions réelles de travail et de résistance, tant au Nord qu'au Sud, plusieurs des présentations du colloque proposaient aussi des réflexions épistémologiques importantes pour la sociologie du travail, et plus largement pour la recherche sociale. Par exemple, la pertinence de l'analyse intersectionnelle, qui est présentée ici, a été plusieurs fois soulignée par des conférencières et conférenciers. Remettant plus fortement en question certains axiomes de la sociologie du travail, S. Ahmed Soussi a, notamment, présenté certains travers de la tendance à plaquer des concepts issus du nord sur des réalités qui sont propres « aux suds » et qui ne peuvent être réduites à des exceptions (on peut penser notamment au travail informel).

La table ronde de clôture portait elle aussi sur des enjeux d'épistémologie. Le panel, qui regroupait cinq chercheur-e-s, proposait trois questions :

1 : Qu'est-ce que la recherche engagée
2 : Quelle relation établir avec les partenaires non universitaires et quels en sont les enjeux éthiques
3 : Comment aborder la diffusion et la publication des résultats de recherche

Au travers des discussions qu'ont emmené ces questions, certains éléments sont ressortis, exposant à quel point la recherche engagée est toujours confrontée à plusieurs défis. Ainsi, il a été exposé qu'il existait plus d'une forme de recherche engagée, la posture des chercheur-e-s étant conséquemment différentes (entre étudier les problèmes ainsi que les solutions de l’extérieur comme chercheur et avoir un point de vue interne en tant que chercheur-e militant activement dans un mouvement) et impliquant des défis tout aussi différents. L'isolement des chercheur-e-s et l'importance de partager davantage nos réflexions et expériences par apport à la recherche engagée a aussi été soulignée comme étant un enjeu important. L'ambivalence du rapport des chercheur-e-s avec leurs partenaires et ce que cela implique (ex, brûler des ponts avec des organisations que l'on critique ou encore perdre du travail afin de répondre à la demande d'un partenaire de ne pas diffuser des résultats) ainsi que les dynamiques qui s'établissent avec les comités d'éthiques (dont la logique ne s'applique pas ou peu à ce type de recherche) ou encore la prise de parole pour/à la place des groupes sociaux étudiés (« I write aboute them, I'm not them! » pour reprendre les paroles de Janice Fine qui exposait qu'elle privilégiait la parole de ses partenaires sur la sienne dans plusieurs événements) sont tous des éléments qui emmènent plusieurs réflexions.

Il aurait aussi été possible de se demander comment le choix de partenaire se fait. Outre le fait que la prospection de partenaire ne doit pas nécessairement partir du milieu universitaire, de nombreux enjeux, tant éthiques que pratiques se posent : est-ce que l'on va vers un partenaire ayant les moyens matériels de faciliter le suivi durant le processus de recherche ou est-ce que l'on privilégie de travailler avec une organisation ayant une analyse politique plus proche de nos convictions; dans quelle mesure est-ce que l'on peut demander du temps et de l'énergie à des personnes militantes qui sont souvent déjà surchargées; comment s'assurer d'éviter d'établir des rapports inégaux avec les partenaires; quelle est la place d'un protocole de recherche (qui n'est pas systématique, mais permet de formaliser les relations entre chercheur-e-s et partenaire) et comment éviter qu'il empêche de réévaluer le partenariat si une des parties constate des problèmes?

Ces éléments, présentés de manière disparate, expriment à quel point la recherche militante (ou engagée) suscite toujours de nombreuses réflexions critiques qui viennent enrichir la sociologie du travail, l'empêchant de stagner et lui assurant un futur prospère.

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