dimanche 14 octobre 2018

Cheminer de la précarité vers le concret: salaire, marchandise, théorie


*Par endroit, le masculin est utilisé pour alléger le texte.

Le 6 octobre 2018, on apprenait que le taux de chômage américain était tombé à 3,7% en septembre1. On nous informait du même coup que les salaires sur un an avaient augmenté un peu plus que l’inflation enregistrée sur la même période (2,8% contre 2,7%). On nous rappelait de façon connexe l’annonce d’Amazon de hausser le salaire minimum offert par l’entreprise à 15 dollars de l’heure.

La séquence précise des informations présentées est parlante. Contre le reproche de la mauvaise qualité des emplois, on nous cite une hausse des salaires, d’abord en moyenne et ensuite dans un cas particulier.

Il semble y avoir un éléphant qu’on se plie en quatre à cacher : la précarisation des conditions de travail. Un phénomène à visages multiples, il se réalise dans un contexte où « les grandes entreprises continuent l’externalisation des activités qui ne correspondent pas au coeur de leur métier »2, c’est-à-dire qu’ils sous-traitent le plus d’étapes possible de leur processus de production. Ce faisant, il se crée une sorte de stratification des emplois : ceux effectuant un travail « à l’interne » bénéficient de meilleures conditions salariales et d’emploi, au détriment de ceux effectuant un travail sous-traité.

Souvent, pour ces employés sous-traitants, il s’ajoute à l’insécurité matérielle l’absence d’une identité. « When employed, they are in career-less jobs, without traditions of social memory, a feeling they belong to an occupational community steeped in stable practices, codes of ethics and norms of behaviour, reciprocity and fraternity. »3

La technologie joue pour beaucoup dans la capacité des corporations à externaliser des activités qu’elles traitaient auparavant à l’interne; plus encore, la technologie permet de sous-traiter à un prix d’autant plus bas. Dans le cas du crowdsourcing (ex. Amazon Mechanical Turk), des milliers d’individus anonymisés se font compétition pour des tâches comme la détection de couleurs de souliers ou la lecture correctrice d’un texte pour des salaires qui, de par cette compétition, baissent spéctaculairement. « New workers on Mturk frequently earn between $2 and $3 an hour [and] for some qualified, middle-tier AMT workers […] the hourly compensation is between 6$ and 7$ »4. Courtiers virtuels de travail(leurs) comme Upwork ou Fivver, main-d’oeuvre sur demande à travers des applications comme TaskRabbit ou Uber, et assistance en-ligne à travers des centres d’appels en Indie, ce sont autant d’exemples de la prolifération du travail servile dont le succès de reproduction (médiatisé par ailleurs) témoigne de l’ampleur du nombre de ceux qui s’y plient pour aller chercher une rémunération.

Mais la technologie, comme les réseaux sociaux virtuels, ne fait souvent que refléter la réalité des rapports sociaux. Non seulement y a-t-il derrière le travail rémunéré une suite importante d’activités qui soutiennent la reproduction sociale des travailleurs (activités dont les femmes mènent à terme un rapport disproportionné)5 mais les travailleurs pauvres et précarisés « sont plus souvent des femmes, des immigrants ou des membres de minorités ‘visibles’ » qui, même « s’ils sont de plus en plus éduqués et diplômés, leurs savoirs-faire et leurs qualifications restent non reconnus »6. La pauvreté de ces travaux vient souvent du fait que ce sont des travaux à salaire minimum ou, cause encore plus répandue, parce que ce sont des emplois à temps partiel7.

On voit à l’oeuvre, dans ce phénomène, la maturité de la forme marchandise8 du sein de laquelle la relation d’exploitation agit pour réaliser des vies dont le caractère humain, tel qu’il s’est développé à travers les millénaires, se voit fortement degradée. Que ce soit en Chine, en Afrique ou en Amérique, la relation d’exploitation a toujours existé, mais sous la forme d’esclavage plutôt que sous la forme marchandise. Cette dernière a la particularité de subordonner l’expérience vécue à sa dimension productive, calculée, abstraite, infinie, et cela autant pour l’exploité que pour l’exploiteur. L’opulence, l’humilité, la patience et la passion : autant de composantes de la mosaïque de la vie qui se voient éclipsées par le clairon de la plus-value.

Il serait stérile et peut-être même dangereux de faire appel aux valeurs et traditions du passé. Plutôt, nous nous permettons d’inviter les lecteurs et les lectrices à entreprendre un travail théorique à partir duquel ils puissent dépasser le chemin par lequel la science monte du particulier au général, pour aboutir du général au concret. À défaut de ce travail et de l’action politique des classes travaillantes, nos collectivités se verront de plus en plus sous un quotidien où « il ne faut pas dire qu'une heure d'un homme vaut une heure d'un autre homme, mais plutôt qu'un homme d'une heure vaut un autre homme d'une heure. Le temps est tout, l'homme n'est plus rien; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n'y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout »9.

1 TOUITOU, Delphine. « Le taux de chômage américain à son plus bas niveau depuis 1969 », Le Devoir, 6 octobre 2018. En ligne au : <https://www.ledevoir.com/economie/538489/le-taux-de-chomage-americain-a-son-plus-bas-niveau-depuis-1969>, consulté le 10 octobre 2018.

2 DURAND, Jean-Pierre. « Fragmentation des marchés du travail et mobilisation des salariés », dans La chaîne invisible, travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Éditions du Seuil, Paris, 2004, p. 179.

3 STANDING, Guy. The Precariat : The New Dangerous Class, Bloomsbury, New York, 2011, p. 12.

4 SCHOLZ, Trebor. « Waged Labor and the End of Employment », dans Uberworked and Underpaid, Polity, Cambridge, 2017.

5 WEEKS, Kathi. « Chapter 3 : Working Demands », dans The Problem with Work, Durham & London, Duke, 2011.

6 YEROCHEWSKI, C. et al. « Non qualifié les travailleurs pauvres? » dans La crise des emplois non qualifiés (sous la direction de S. Amine), Montréal, Presses internationales polytechnique, p. 127.

7 Ibid., p. 131.

8 Cf. MARX, Karl. « La marchandise » dans Le Capital, Vol. 1, Bibliothèque de la Pléïade, Paris, Gallimard, 1963.

9 MARX, Karl. « La valeur constituée ou la valeur synthétique » dans Misère de la philosophie, 1847. En ligne au : <http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.mak.mis>, consulté le 10 octobre 2018.

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