Des migrants vendus aux
enchères comme des esclaves en Libye : une invitation à revisiter le
capitalisme
« Chasser
le naturel, il revient au galop »
(P.
N. Destouche, Le Glorieux)
Ce
que montre la vidéo « des migrants vendus aux enchères comme des esclaves
en Libye » est indignant mais n’est que le résultat logique de l’opération
capitaliste. Suivez mon regard !
Dans
ses origines du capitalisme, l’historien Jean Baechler a rappelé à juste titre
que « ce qui distingue radicalement le système capitaliste de tous les
autres modes de production, c’est le salariat, c’est-à-dire le fait que
certains hommes peuvent acheter, non pas les résultats du travail, mais la
force de travail d’autres hommes » (Baechler, 1971 :30). On ne
saurait mieux distinguer.
En
effet, dans un système esclavagiste, le captif ou l’esclave appartient
totalement à son maître, c’est-à-dire, avec son corps, sa force de travail, et
s’il le faut, son âme. Autrement dit, et évidemment, l’esclave est la propriété
du maître. Il fait tout ce que veut ce dernier. Dans le capitalisme, par
contre, l’ouvrier ou le salarié n’appartient pas à « son » patron. En
plus, il est l’unique propriétaire de sa force de travail. Il le vend si et à
qui il veut. Il est libre.
Or, on sait que si l’utilitarisme bourgeois a
décidé de plaider contre l’esclavage dans les débats et controverses qui ont
abouti à l’abolition de cette institution économique à partir des XVIIe et
XVIIIe siècles, ce n’était point par goût de liberté ni excès de moralisme mais
par pur souci du profit. Le fait, et donc l’argument, était que l’esclavage coûterait
davantage que le travail libre. Outre les frais de déplacement, d’acquisition
et d’entretien de l’esclave, l’esclavage pouvait coûter au colon la terreur qu’avait
démontrée l’exceptionnelle révolution haïtienne de1804. L’ouvrier ou le salarié, lui, ne coûte à « son » patron que
le simple salaire.
D’ailleurs, quoi de plus convainquant pour
présenter la situation du capitalisme naissant et grandissant à vu d’œil que ce
tableau dépeint par F. Engels : « dans cette anarchie, ceux qui ne
possèdent pas de moyens de subsistance ou de production sont vaincus et
contraints à peiner pour un maigre salaire ou à mourir de faim quand ils sont
en chômage. Le pire est qu'ils en sont réduits à une insécurité foncière et que
l'avenir du travailleur reste pour lui totalement mystérieux, incertain »
(Engels, 1960 : 8) ? Sauf peut être à considérer que le tableau de L.-R.
Vilermé serait, malgré lui, sinon plus crédible, du moins plus convainquant :
« il y a beaucoup d’ouvriers de fabrique dont les gains sont si modiques
qu’ils suffisent à grand peine à leur procurer le plus strict nécessaire »
(Vilermé, 1840 : 188).
Par
ailleurs, même si l’on hésite à assimiler le capitalisme avec l’esclavage,
force est de reconnaitre que celui-là n’a jamais cessé de côtoyer celui-ci. L’Angleterre,
la France, la Hollande et le Portugal n’ont respectivement aboli l’esclavage
dans leurs nombreuses colonies que jusqu’en 1833, 1848, 1860 et 1869. Il a
fallu attendre 1948 pour que l’ONU abolisse officiellement l’esclavage par l’adoption
de la « Déclaration universelle des droits de l’homme » qui reste
après tout sans effet contraignant. De fait, un État comme celui de la
Mauritanie s’est permis d’attendre jusqu’à 1981 pour abolir l’esclavage sans. D’ailleurs,
comme l’a si bien remarqué Yves Benot, « qu’un organisme dépendant de
l’ONU soit toujours en charge des questions relatives aux formes modernes de
l’esclavage signifie que le phénomène n’a pas été totalement éliminé »
(Benot, 2003 : 254). L’esclavage a donc toujours existé en plein cœur du
capitalisme et de la démocratie qui l’accompagne.
Mais,
c’est surtout La Grande Transformation de Karl Polanyi qui nous apporte aujourd’hui
encore un important éclairage sur le rapport du capitalisme avec certaines
pratiques esclavagistes. L’économiste hongrois montre en effet que le marché
autorégulateur est « un système économique commandé, régulé et
orienté par les seuls marchés » (Polanyi, 2009 : 117). L’auteur a
minutieusement démontré que dans ce système, « il existe des marchés (…) pour
tous les éléments de l’industrie » : les biens et les services, mais
aussi le travail, la terre et la monnaie ; le principe étant qu’ « on
ne doit rien permettre qui empêche la formation des marchés » (Ibid. :
118). En se référant au mercantilisme, il a montré que la marchandisation de la
terre et du travail était une invention capitaliste. Autrement dit, il ne
manquait au marché autorégulateur que le travailleur à transformer en
marchandise. Or, avance Polanyi, « le travail n’est rien d’autre que ces
êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre, que le
milieu naturel dans lequel chaque société existe » (Ibid. : 121).
Alors,
serait il exagéré de voir dans l’ « affaire de l’esclavage des
migrants en Libye » le point de départ d’une parfaite illustration actualisée
du soupçon de Karl Polanyi en attendant que le marché autorégulateur transforme
effectivement non seulement les migrants qui essayent d’échapper de la grande
précarité de leurs pays mais aussi tous les travailleurs en réels marchandises ?
L’éclairage de Polanyi serait alors un très sombre éclairage !
Rodeney
Cirius
Bibliographie
1. Baechler,
Jean. 1971. Les origines du capitalisme, Gallimard, Paris, coll. « idées,
nrf ». 188 p.
2. Benot,
Yves. 2003. La modernité de l’esclavage. Essai sur la servitude au cœur du
capitalisme, La Découverte, Paris, coll. « textes à l’appui ».
296 p.
3. Engels,
Friedrich. 1960. La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Éditions
sociales, Paris. 413 P.
4. Polanyi, Karl. 2009 [1944]. « Le marché
autorégulateur et les marchandises fictives : travail, terre et monnaie »,
La grande transformation : aux
origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris. Pp.
117-127.
5. Vilermé,
Louis-René. 1840. « Résumé de la condition des ouvriers », Tableau de l’état physique et moral des
ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Pp. 188-194.
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