lundi 13 octobre 2014

La joie par le travail



Cela fait environ 2000 ans que le travail est devenu une pierre angulaire de la vie humaine, et bientôt 250 qu’il occupe une place centrale. En effet, la révolution française vient mettre fin à l’Ancien Régime, où le travail était du ressort du petit peuple, la Noblesse s’adonnant à l’oisiveté. L’accomplissement social, la reconnaissance de la réussite se traduit par la réussite professionnelle. L’archétype de cette conception se traduit par la vision Weberienne du  capitalisme.
En réponse aux idées concernant l’investissement « des jeunes » dans le monde du travail, une enquête à été réalisée afin de voir ce qu’il en ressortait « réellement » (Le terme est entre guillemets, car l’enquête a été effectuée par un institut de sondage, IPSOS* et non pas un organisme de l’ampleur de l’INSEE. Il est important de prendre en compte ce détail, car l’éthique concernant l’élaboration des questionnaires est bien souvent diamétralement opposé). Les résultats qui émanent de cette enquête sont donc à contre-courant des idées que l’on peut se faire de la jeune génération (cf post de Laurène Conte), puisque les 18-35 ans « veulent se réaliser au travail ». Plus que cette volonté, c’est le pourquoi d’une telle démarche qui me semble important : s’inscrivant dans la lignée des ouvrages d’Annah Arendt, posant le problème de la servitude moderne, nous pouvons nous interroger sur les causes de cette « volonté » de réalisation.
 Si autrefois, le produit du travail permettait de donner un sens à son activité, que l’on soit miséreux ou non, il en est tout à fait autrement aujourd’hui, de par la division des processus de conception en de multiples tâches très éparses. Comment donner du sens au fait de cliquer sur une souris, de réaliser une transaction immatérielle ? De là, je m’interroge sur la réalité de l’accomplissement par le travail : s’agit-il d’une réappropriation de l’objet de travail par la jeune génération, qui veut donner du sens à ce qu’elle fait ? Ou bien est-ce par l’absence de choix et l’obligation d’exercer un métier que les jeunes se retrouvent dans une position délicate, qui ne leur laisse guère la possibilité de faire autre chose que d’apprécier ce qu’ils font ?
Ce que je veux pointer ici, c’est l’idée de réalisation de soi par le biais d’un postulat établi et murement réfléchi (comportement résultant d'un choix objectivé), face à l’incapacité de faire autrement que de s’engager dans ce processus (absence de choix et aliénation), puisque c’est par le travail que l’on s’accomplit, que l’on devient quelqu’un dans l'idéal commun.

Si cela ne fait que l’objet d’une phrase dans l’article, je pense qu’il s’agit d’une question de fond, bien plus profonde qu’elle ne semble l’être : « {les jeunes}
font de la réussite de leur vie professionnelle un objectif essentiel (81 %), refusant à 45 % de la faire passer après leur vie privée ». La place du travail supplante la vie privée pour 45% de la population interrogée ! Je ne sais que penser d’une telle dynamique, mis à part qu’elle renforce la conception d’Annah Arendt à propos de la condition du travailleur. Qu’il s’agisse d’un choix ou d’une contrainte subit, le travail occupe indéniablement le centre d’une vie : faire de cela une passerelle pour parvenir au bien-être, et transformer le travail en moyen de réalisation de soi est une chose acceptable. Mais baser son bonheur et son accomplissement sur le travail, en faire le centre de sa réalisation dénote un déplacement sans précédent dans l’histoire de l’homme, ce qui pourrait sonner comme la victoire de l’esprit capitaliste. Réduire la réussite à son activité professionnelle illustre ce décalage millénaire qui s’est opéré entre Aristote et Donald Trump. Si la vie privée et ce qu’elle implique (la famille, les sentiments, les activités artistiques, sportives ou ludiques …) passe au second rang dans 45% des cas, alors ce serait peut-être l’occasion de prendre cela en compte si on ne veut pas le combattre : les conditions de travail et le bien-être dans celui-ci devraient attirer l’attention des institutions concernées. Si l’on s’accorde pour partir sur ces bases, celles d’un accomplissement par le travail et le travail seul, alors il serait préférable de recentrer le débat et les actions vers une amélioration globale des conditions qui caractérisent celui-ci, en commençant par aborder la situation des plus précaires, pour lesquelles l'épanouissement n'est que très difficilement concevable, que ce soit au travail ou ailleurs.


*Ipsos est aussi une entité de "marketing d'opinion"

 

(http://campus.lemonde.fr/campus/article/2014/10/10/loin-des-a-priori-les-18-35-ans-veulent-se-realiser-au-travail_4502965_4401467.html) Benjamin Cauchois

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