dimanche 29 septembre 2013

L’intermittence au travail: la possibilité d’un statut pour la précarité ?

Le titre de l’article du Devoir, « Les journalistes précaires », annonce l’idée en filigrane de la présentation du portrait des journalistes indépendants québécois en 2013. Exposée aux états généraux de l’Association des journalistes indépendants du Québec (l’AJIQ) le 28 septembre, l’enquête a été effectuée auprès de plus de 100 professionnels, représentant 16% des journalistes non affiliés. Si l’échantillon n’est pas représentatif, il donne une notion de la situation actuelle de nombreux journalistes et soulève des questionnements sur les conditions de travail, le statut, et plus largement la précarisation de l’emploi, pour une série de métiers que Le Devoir catalogue « d’intellos précaires », comme celui de chercheurs, d’écrivains ou de traducteurs. Ajoutons à cette liste les intermittents du spectacle, qui sont les seuls, du moins en France, à avoir gagné un véritable statut sous cette dénomination (et donc des droits), au contraire des journalistes « pigistes » qui ne sont qu’indépendants ou freelance, comme le montre la pratique. La jurisprudence française a signifié qu’ils étaient pourtant salariés de fait, mais dans ces conditions, sans les droits, puisque leur activité est marquée par le saut de piges en piges, pour le dire en un mot, par l’imprévisibilité. Visibilité de l’avenir, c’est justement ce qu’il leur fait défaut et qui marque la condition du travailleur précaire.

Olivier Pilmis[1] propose en ce sens une comparaison entre le métier de journaliste pigiste et celui de comédien, en montrant que, au-delà de l'imprévisibilité, les deux professions partagent une forme de personnalisation du travail, où l’individu est engagé professionnellement et moralement. Ces deux emplois, qui pourraient représenter de plus en plus le travail d’aujourd’hui, flexible et individualisé, ne pourraient-ils pas nous offrir des clés pour comprendre ce que sera le monde de demain ? Plus encore, le statut spécifique donné aux intermittents du spectacle ne serait-il pas un laboratoire d’un nouveau modèle pour l’emploi et le travail face au délitement de la société salariale, comme l’interroge Michel Menger[2] ? Sans s’aventurer sur la question épineuse de l’adaptation de la régulation et de l’encadrement étatique, notons que les journalistes voient dans le statut d’intermittents du spectacle une opportunité de palier au caractère précaire de leur emploi. Et ironiquement, les employeurs y sont également favorables, puisque ce statut s’appliquerait à merveille au mode projet, fort en vogue face à la nécessité de compétitivité et de flexibilité, et ce, par exemple dans l’industrie !

L’AJIC propose quant à elle la négociation collective, une solution reprise d’autres expériences comme celle de l’Union des artistes, qui garantit un minimum pour tous, tout en laissant au plus talentueux la marge de négocier un salaire plus élevé. La rémunération est finalement la préoccupation principale soulevée par l’article. Or cette problématique fait entrer le marché en scène. Les journalistes, comme les comédiens, en sont bien conscients de manière pratique, lorsqu’ils affirment « qu’il faut savoir se vendre ». Pour Olivier Pilmis, le marché devrait assurer des droits aux individus qui y participent. En cela, le journaliste pigiste participe-t-il au marché du travail (avec différents types de contrats), au marché des biens et services (en vendant une pige) ou au marché des droits d’auteur ? Et, s’il est sur le premier marché énoncé, comment par exemple mesurer son temps de travail, nombre de mots, qualité des recherches (…)? L’AJIC parait y répondre en proposant « un montant minimum du feuillet pour une pige dans un magazine ». Comme le suggère individuellement certains journalistes français, il semble que l’association demande un statut similaire à celui des artistes, afin de s’armer de moyens tels que la négociation collective, qui est apparue un modèle efficace pour défendre les droits des travailleurs dans la société salariale.
Anne-Gaëlle Kroll




[1] Olivier Pilmis, L'intermittence au travail. Une sociologie des marchés de la pige et de l'art dramatique, Paris, Economica, coll. « Etudes sociologiques », 2013, 193 p., ISBN : 9782717865912.
[2] Pierre-Michel Menger, Les intermittents du spectacle. Sociologie d´une exception, Ed. de l’EHESS, 2005, 286p.

1 commentaire:

  1. C'est un pan difficile à intégrer à une superstructure et l'individualisation du travail rime forcément avec un bris des anciennes institutions protectrices de la stabilité d'emploi. Il est encore fou de réaliser la transformation du travailleur devenu entrepreneur et marchandise à la fois. On "engage" (acheter) un employé pour "tout" ce qu'il a pour nous d'utile. Sinon rien de mauvais à dire sur le propos!

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