Le titre de l’article du Devoir, « Les journalistes précaires », annonce l’idée en filigrane de la présentation
du portrait des journalistes indépendants québécois en 2013. Exposée aux états
généraux de l’Association des journalistes indépendants du Québec (l’AJIQ) le
28 septembre, l’enquête a été effectuée auprès de plus de 100 professionnels,
représentant 16% des journalistes non affiliés. Si l’échantillon n’est pas
représentatif, il donne une notion de la situation actuelle de nombreux
journalistes et soulève des questionnements sur les conditions de travail, le
statut, et plus largement la précarisation de l’emploi, pour une série de
métiers que Le Devoir catalogue
« d’intellos précaires », comme celui de chercheurs, d’écrivains ou
de traducteurs. Ajoutons à cette liste les intermittents du spectacle, qui sont
les seuls, du moins en France, à avoir gagné un véritable statut sous cette
dénomination (et donc des droits), au contraire des journalistes
« pigistes » qui ne sont qu’indépendants ou freelance, comme le montre la pratique. La jurisprudence française
a signifié qu’ils étaient pourtant salariés de fait, mais dans ces conditions, sans les droits, puisque leur activité est marquée par le saut de piges en
piges, pour le dire en un mot, par l’imprévisibilité. Visibilité de l’avenir,
c’est justement ce qu’il leur fait défaut et qui marque la condition du
travailleur précaire.
Olivier Pilmis[1] propose
en ce sens une comparaison entre le métier de journaliste pigiste et celui de
comédien, en montrant que, au-delà de l'imprévisibilité, les deux professions partagent une forme de
personnalisation du travail, où l’individu est engagé professionnellement et
moralement. Ces deux emplois, qui pourraient représenter de plus en plus le
travail d’aujourd’hui, flexible et individualisé, ne pourraient-ils pas nous
offrir des clés pour comprendre ce que sera le monde de demain ? Plus
encore, le statut spécifique donné aux intermittents du spectacle ne serait-il
pas un laboratoire d’un nouveau modèle pour l’emploi et le travail face au
délitement de la société salariale, comme l’interroge Michel Menger[2] ?
Sans s’aventurer sur la question épineuse de l’adaptation de la régulation et
de l’encadrement étatique, notons que les journalistes voient dans le statut d’intermittents
du spectacle une opportunité de palier au caractère précaire de leur emploi. Et
ironiquement, les employeurs y sont également favorables, puisque ce statut
s’appliquerait à merveille au mode projet, fort en vogue face à la nécessité de
compétitivité et de flexibilité, et ce, par exemple dans l’industrie !
L’AJIC propose quant à elle la négociation collective, une solution reprise
d’autres expériences comme celle de l’Union des artistes, qui garantit un
minimum pour tous, tout en laissant au plus talentueux la marge de négocier un
salaire plus élevé. La rémunération est finalement la préoccupation principale soulevée
par l’article. Or cette problématique fait entrer le marché en scène. Les
journalistes, comme les comédiens, en sont bien conscients de manière pratique,
lorsqu’ils affirment « qu’il faut savoir se vendre ». Pour Olivier
Pilmis, le marché devrait assurer des droits aux individus qui y participent.
En cela, le journaliste pigiste participe-t-il au marché du travail (avec
différents types de contrats), au marché des biens et services (en vendant une
pige) ou au marché des droits d’auteur ? Et, s’il est sur le premier
marché énoncé, comment par exemple mesurer son temps de travail, nombre de
mots, qualité des recherches (…)? L’AJIC parait y répondre en proposant
« un montant minimum du feuillet pour une pige dans un magazine ».
Comme le suggère individuellement certains journalistes français, il semble que
l’association demande un statut similaire à celui des artistes, afin de s’armer
de moyens tels que la négociation collective, qui est apparue un modèle
efficace pour défendre les droits des travailleurs dans la société salariale.
Anne-Gaëlle Kroll
[1] Olivier Pilmis, L'intermittence au
travail. Une sociologie des marchés de la pige et de l'art dramatique, Paris,
Economica, coll. « Etudes sociologiques », 2013, 193 p., ISBN : 9782717865912.
[2] Pierre-Michel Menger, Les
intermittents du spectacle. Sociologie d´une exception, Ed. de l’EHESS, 2005,
286p.
C'est un pan difficile à intégrer à une superstructure et l'individualisation du travail rime forcément avec un bris des anciennes institutions protectrices de la stabilité d'emploi. Il est encore fou de réaliser la transformation du travailleur devenu entrepreneur et marchandise à la fois. On "engage" (acheter) un employé pour "tout" ce qu'il a pour nous d'utile. Sinon rien de mauvais à dire sur le propos!
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